Apogée et déclin des grands magasins, l’exemple du Corte Inglés (ECI)

En Espagne, aujourd’hui encore, se promener avec un sac siglé à l’enseigne du grand magasin « El Corte Inglés » signifie qu’on a bon goût. Au cours de son histoire El Corte Inglés (ECI) s’est imposé comme une véritable institution du commerce de détail espagnol. En Suisse on connaît la Migros, en Espagne il y a El Corte Inglés !
Mais aujourd’hui, cette étoile du commerce de détail espagnol commence à pâlir.

El Corte Inglés : de la boutique à l’empire

Les belles années (1935-2008)

  • En 1935, à Madrid, Ramón Areces, un autodidacte formé sur le tas au commerce de détail, reprend la boutique d’un tailleur à l’enseigne du Corte Inglés, ECI, (littéralement la coupe anglaise) située au centre-ville de Madrid.
  • De 1940 à 1945, l’entreprise connaît une évolution notable en glissant vers une formule « grand magasin » caractérisée par des rayons multiples. Cette extension de l’offre se retrouve dans l’histoire de la plupart des autres grands magasins du monde.
  • 1976 voit naître la Fondation Ramón Areces dont l’objet est de développer la recherche scientifique, l’éducation et la culture en Espagne. Cette initiative contribuera largement à développer une l’image favorable de l’entreprise. En 1989, au décès de son fondateur, la fondation hérite de tous ses biens.
  • En 1980, ECI prend le train de la grande distribution en inaugurant à Séville un premier hypermarché haut de gamme « Hipercor ». Dans ce domaine cet hypermarché doit affronter des concurrents puissants et expérimentés, notamment (Alcampo-Auchan, Pryca-Carrefour, Eroski…)
  • En 1995, le rachat de son principal concurrent Galerias Preciados, permet à ECI d’augmenter notablement son parc (+ 35 magasins qui s’ajoutent aux 9 déjà existants) et de pénétrer de plus petites villes espagnoles.
  • En 2000, lancement des supermarchés Supercor, ce qui confirme la volonté de ECI de renforcer ses positions dans le domaine alimentaire.
  • En 2001 deux autres opportunités de croissance externe sont saisies : le rachat de certains hypermarchés Carrefour[1] et des magasins M&S à la suite de leur retrait d’Europe continentale.

Les critères de réussite del Corte Inglés

Les caractéristiques du développement de l’entreprise durant cette période sont :

  • Une politique de pénétration à marche forcée du territoire national.
  • L’entrée dans l’alimentaire avec notamment les enseignes Hipercor et Supercor.
  • Une ambition d’internationalisation (Italie, États-Unis) qui tourne court et se réduit finalement, avec succès, à un seul pays : le Portugal.
  • Une diversification dans des activités nouvelles proches (bricolage, sous l’enseigne Bricor) ou plus lointaines (assurance, banque, voyages, informatique…). Malheureusement ECI n’a pas su exploiter les ressources de sa filiale informatique qui auraient pu constituer un atout pour un e-commerce espagnol émergent.
  • Le développement et la diversification sont réalisés, comme souvent dans les groupes familiaux, par autofinancement. 

Jusqu’en 2008 tout semble bien aller pour El Corte Inglés qui inaugure des magasins à travers toute l’Espagne !

ECI : Les temps plus difficiles (2008-2018)

El Cierre Digital[2] résumait assez bien la situation d’ECI à la fin de 2018 : une baisse des ventes, un e-commerce qui ne décolle pas et des centres commerciaux ECI déficitaires.

Croyant en une croissance illimitée de l’économie espagnole, en 2017 ECI ouvre à Madrid, Arroyosur, un centre commercial gigantesque (170 000 m2, 1 500 personnes employées dans les trois enseignes du groupe (ECI grands magasins, Hipercor et Bricor). Mais les résultats ne sont pas au rendez-vous de cette ambitieuse réalisation.

Le e-commerce d’ECI est sous-performant. Il est pénalisé par des erreurs techniques passées, par un engagement tardif dans ce nouveau canal, alors que deux décennies auparavant ECI avait beaucoup d’atouts en main. À cela il faut ajouter la concurrence d’Amazon, finalement bien établi en Espagne avec un modèle performant.

La dette ne fait que croître, ce qui explique l’entrée en 2015 de Hamad Bin Jassim Bin Jaber Altani[3] – un ancien premier ministre qatari – au capital de l’entreprise familiale. Cette prise de participation à hauteur de 10% permet d’alléger la dette de 1 milliard € et d’ouvrir de nouvelles perspectives à l’international.

Néanmoins, la dette reste importante. Ainsi à la clôture de l’exercice 2018, le montant de celle-ci s’élève à 3,652 milliards €, certes en baisse de 347 millions par rapport à 2017, mais avec des perspectives d’avenir assez sombres.

Les temps très difficiles (2018 – 2020)

Début 2020, le géant espagnol commence à payer son optimisme et ses excès du début des années 2000.

El Confidencial, un journal en ligne à dominante économique, jette un pavé dans la marre en révélant que ECI prévoit de fermer ou de reconvertir un quart de son parc magasins fort de 99 unités[4]. Documents à l’appui, il donne la liste des 15 centres qui fermeraient leurs portes et des 10 qui seraient reconvertis ou réduiraient leur surface de vente. Un remède de cheval grâce auquel El Corte Inglés pense redresser sa situation qui dépend largement des grands magasins qui représentent approximativement 75% du chiffre d’affaires global.

Les experts considèrent pourtant que ce plan intervient un peu tard pour un modèle qui, malgré la présence de quelques joyaux, comme le ECI du Paseo de la Castellana à Madrid, bat de l’aile.

L’après Covid-19 (2020…)

Un malheur n’arrivant jamais seul, la pandémie que nous connaissons depuis le début de l’année 2020, et qui n’est pas à ce jour terminée, risque de porter un coup fatal à certaines entreprises de distribution qui se portaient bien avant la crise et surtout à d’autres déjà fragilisées depuis les années 2000.

El Corte Inglés fait partie clairement, selon nous, de cette seconde catégorie.

La question de l’introduction en bourse n’est plus d’actualité et la vente de certaines filiales n’est plus un tabou. Les orientations stratégiques sont discutées sur un fond de conflit qui oppose les clans familiaux et les investisseurs qataris.

En juillet 2020, Marta Alvarez – présidente du conseil d’administration – se déclare confiante à l’égard de « la solidité de l’entreprise dans une période difficile et complexe ».

Les résultats de l’exercice 2018-2019 ont été bons avec des ventes de 15,261 milliards €, en hausse de 1,2%, un bénéfice de 310 millions en hausse de 20%, le meilleur bénéfice des neuf dernières années. 

Elle affirme que pour faire-face à l’avenir, El Corte Inglés devra s’appuyer sur la qualité de ses produits et services, et notamment la valeur de sa marque, sur son expérience d’achats et enfin sur le développement de la digitalisation et du commerce électronique dont les ventes ont été multipliées par cinq durant la crise de la Covid 19.

Mais l’importance de la dette, le problème principal d’ECI, reste entier. La vente des plus beaux joyaux de l’empire, l’intégration de certaines filiales et les bons résultats de l’exercice 2018-2019, ne font que masquer des perspectives d’avenir incertaines.

Avec la crise, les actifs immobiliers risquent d’être dévalués et la valeur de Viajes El Corte Inglés, la principale filiale, revue à la baisse

« Non t’es pas tout seul ! » (Jacques Brel)

Maigre consolation : ECI n’est pas le seul groupe de grands magasins à connaître des difficultés.

À partir des années 1950 les grands magasins entament leur phase de déclin sur le cycle de vie des formules de distribution[5]. Depuis lors ils n’ont cessé de perdre des parts de marché tant dans leur domaine de prédilection – le non alimentaire – que dans l’alimentaire où ils ont fait une entrée remarquée notamment via la création et le rachat d’hypermarchés.

Au niveau mondial on ne parle que de cessions, de restructurations, de réduction des surfaces de vente et de fermeture de magasins.

Les signaux d’alerte s’allument un peu partout dans le monde. La presse se fait l’écho de ces phénomènes dans de nombreux pays : aux États-Unis (Macy’s, JC Crew, JC Penney, Neiman Marcus), en Grande-Bretagne (M & S), en Suisse (Manor, Globus), et la liste n’est ni exhaustive ni close !

Diagnostic stratégique

Quel diagnostic peut-on faire de la situation actuelle (après la Covid 19) des grands magasins dans le monde ?

Le panorama des événements récents et très récents concernant l’univers des grands magasins conduit à quelques réflexions :

  1. Trop de surfaces commerciales et de points de vente pour le commerce de détail en général et pour les grands magasins en particulier.
  2. Des loyers trop élevés pour ceux qui ne possèdent pas leur immobilier.
  3. Des investisseurs (souvent des fonds de pension) qui sacrifient le long terme (modernisations et restructurations) au profit du court terme (distribution de dividendes ou plus-values de revente).
  4. La Covid 19 a privé les commerces de plus de trois mois de chiffre d’affaires, période durant laquelle les frais fixes et une partie des frais de personnel ont continué à courir. Il faut également ajouter des réouvertures difficiles, plus tardives que celles des autres commerces, tardives et surtout très coûteuses. Les grands magasins parisiens ont seulement ré-ouvert début juin 2020.
  5. La désaffection à l’égard des centres commerciaux, où sont souvent implantés les grands magasins, était déjà notable bien avant la Covid 19. Mais ce phénomène s’est aggravé puisque ceux-ci ont été fermés durant la crise sanitaire et peinent maintenant à ré-ouvrir dans de bonnes conditions.
  6. Un assortiment dominant très sensible au virus. La plus grande baisse de chiffre d’affaires a touché le vêtement et la mode (en France, chiffre d’affaires en baisse de 70 % durant la pandémie).
  7. Des clients qui ont expérimenté, sous contrainte, la sécurité et la facilité du e-commerce. Ainsi le commerce en ligne a connu en France une expansion de l’ordre de 10% durant les mois de mars et avril 2020. Le public est encore réticent à fréquenter des grands espaces clos et potentiellement peuplés.
  8. Des grands magasins privés d’une clientèle étrangère, ciblée par la plupart des grands magasins de centre-ville. Les touristes qui réalisent une large part du chiffre d’affaires des grands magasins, ont disparu pour une période indéterminée mais, de toute manière, il faudra plusieurs années pour revenir au niveau de chiffre d’affaires d’avant la crise sanitaire.

Les solutions appliquées par la plupart des grands magasins dans le monde pour ralentir leur chute sont :

  • La réduction du parc en vendant ou fermant les magasins les moins rentables.
  • La diminution de la taille des magasins.
  • Un repli sur le centre-ville relativement moins touché que les centres commerciaux de périphérie.
  • Une réorientation et une montée en gamme de l’assortiment.
  • Une location d’une partie de l’espace à des marques.
  • Un engagement croissant dans le e-commerce.
  • La revente d’actifs non productifs ou considérés comme en dehors du cœur de métier.
  • Une entrée de nouveaux actionnaires.
  • Une réduction des frais de structure et des frais de personnel.

Mais, avant même la fin de la pandémie, on peut se poser légitimement la question : cette stratégie défensive sera-t-elle suffisante pour assurer la survie de la formule grand magasins née il y a plus de cent cinquante ans ?

Illustration par falco de Pixabay


[1] https://www.lesechos.fr/2001/05/carrefour-vend-douze-hypermarches-en-espagne-718467

[2] elcierredigital.com du 11/2/2019

[3] www.shbarcelona.fr/blog/fr/le-corte-ingles

[4] El confidencial du 22/1/2020

[5] Cours Aunege Marc Benoun http://ressources.aunege.fr/nuxeo/site/esupversions/ca4e2aa9-9792-49b1-ae6d-f2ce620d875e/cours/l4/l4.pdf

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