Quick commerce : le temps a ses limites

La pandémie, un accélérateur de tendances

Déjà avant la pandémie, un certain nombre de tendances nouvelles étaient perceptibles dans les comportements du consommateur en général, et dans la consommation alimentaire en particulier :

  1. Recours de plus en plus fréquent à la livraison à domicile des courses alimentaires pour gagner du temps et s’épargner des efforts, que l’on soit jeune ou plus vieux.
  2. Utilisation du drive pour se faciliter la vie en enlevant des courses commandées sur le trajet travail-domicile.
  3. Place croissante des produits bio et émergence d’une consommation plus responsable.
  4. Le manger mieux, moins, ouverture sur les cuisines du monde et sur les produits authentiques.
  5. Retour au « made in France » et préférence pour les produits traditionnels et locaux.
  6. Un manque d’envie de vivre au quotidien la « cuisine-corvée » mais par-contre un succès de la « cuisine et de la pâtisserie-plaisir ».
  7. Commande de repas à l’extérieur pour une consommation à domicile.

Le Covid 19 qui sévit depuis 2020 a considérablement accéléré un certain nombre de ces tendances et a provoqué des changements radicaux et rapides.

Rester à la maison pour télé-travailler, éviter de sortir, volontairement ou par obligation, pour ne pas prendre le risque d’être contaminé.

Tel restaurateur qui se refusait de livrer à domicile a soudain proposé la vente à emporter et la livraison à domicile.

Tel commerçant qui ne voyait pas l’intérêt de faire du e-commerce a brusquement décidé de créer son site.

Des commerçants traditionnels qui prônaient l’individualisme, voyaient maintenant tout l’intérêt de coopérer pour créer un site internet au niveau d’un quartier ou pour grouper les livraisons.

Le “quick commerce” un concept nouveau ?

Le concept de “quick commerce” repose sur la promesse d’une livraison rapide, inférieure à un quart d’heure, de produits alimentaires au domicile d’un client.

La réalisation de cette promesse s’appuie sur un dispositif comprenant notamment des dark stores, centres de stockage de faible taille (200 à 400 m2) stratégiquement implantés au sein du tissus urbain où réside l’essentiel de la clientèle de cette formule. Idéalement la zone de livraison ne doit pas dépasser un rayon de 2 kilomètres.

Ces dark stores, souvent qualifiés de supermarchés sans clients, sont organisés de telle manière que la préparation de commande soit la plus rapide possible. La disposition des produits obéit à une logique propre indiquée par un logiciel propriétaire qui reprend l’ordre suivi par le client quand il prend connaissance de l’assortiment proposé au moment de remplir son panier.

L’assortiment est obligatoirement restreint pour des raisons d’optimisation-temps de la préparation de la commande, de la disponibilité et du coût des surfaces en milieu urbain.

L’assortiment est de l’ordre 2 000 références (SKU) couvrant les besoins essentiels et certains produits d’impulsion de la clientèle, en matière de PGC.

La livraison est assurée par des coursiers, salariés ou auto-entrepreneurs, à vélo ou à motos électriques.

Livrer des clients à domicile n’est pas à proprement parler une activité nouvelle, l’épicier et le marchand de vins proposaient déjà ce service, il y a plusieurs siècles. Ce qui est, par-contre, innovant c’est le temps qui s’écoule entre la passation de la commande et la livraison au domicile du client. La plupart des opérateurs annoncent une livraison de l’ordre de 10 à 15 minutes. Ce temps se décomposerait en : préparation de commande : 1,30 mn à 3 mn, livraison 4 à 8 mn.

Les frais de livraison facturés au client sont de l’ordre de 2 €.

Les prix pratiqués par les quick-commerçants sont annoncés être du même ordre que ceux d’un supermarché urbain type Monoprix ou Franprix. Mais on est loin des prix pratiqués par les hard discounters

Quick commerce un univers élargi 

Le panéliste IRI a, lors d’une matinée organisée par LSA le 14 décembre 2021, présenté les résultats d’une étude portant sur l’ensemble des produits alimentaires livrés à domicile, en incluant notamment l’offre de restauration qui ne fait pas à proprement parler partie de l’univers du commerce pour la nomenclature française des activités économiques. Mais aujourd’hui ce choix n’est plus justifié car les frontières sont devenues floues : un épicier peut faire de la restauration et un restaurateur de l’épicerie.

Les résultats sont clairs, la livraison à domicile pèse en 2021 plus que le drive.

Livraison à domicile, 10,7 milliards € et drive 9 milliards €.

Répartition des ventes à domicile en 2021

CatégoriesChiffre d’affaires réalisé en 2021, en millions €Augmentation par rapport à 2020Exemples d’entreprises
Agrégateurs *8700+140%Uber Eats, Deliveroo
Paniers à cuisine1100+175%Jow, Quitoque, Hello Fresh
Livraison pure players414+35%La Belle Vie, Place du Marché, Greenweez
Livraisons Grandes Surfaces Alimentaires404+13%Monoprix, Carrefour livraison express, E.Leclerc
Quick commerçants122+86%Frichti, Gorillas, Kol, Gétir, Cajoo …

° Entreprises pouvant collecter des plats dans un ou plusieurs restaurants

Avec 122 millions €, le marché du quick commerce, au sens strict, ne représente qu’une faible partie de l’ensemble de la livraison à domicile mais ce segment tout nouveau est en forte croissance.

Avec 1,5 % le quick commerce a un faible taux de pénétration au sein des foyers français. Chaque client dépense en moyenne une vingtaine d’euros et commande huit fois dans l’année.

Les foyers parisiens qui ont un taux de pénétration de 11,5% dépensent un peu plus et commandent plus souvent.

Floraison de nouveaux entrants et réaction des distributeurs

En moins de deux ans on a assisté en France à l’arrivée d’une multitude de jeunes pousses bien décidées à conquérir Paris ; celles-ci ont pu lever des fonds considérables pour soutenir leur développement.

Aujourd’hui on peut considérer qu’il existe une dizaine de quick-commerçants sur le marché français, selon la définition temporelle (15 à 20 minutes maximum) prise en considération pour définir le marché du quick commerce.

  1. Dija : en avril 2021, arrivée à Paris du Britannique Dija. Implantation près de la Gare du Nord, livraison dans un rayon de 2 km, livreurs salariés.
    Dija a été rachetée par Gopuff, une entreprise américaine de livraison à domicile, en août 2021, ce qui démontre l’intérêt des professionnels étrangers pour le marché européen.
  2. Cajoo : jeune pousse française créée au début 2021 a levé d’abord 6 millions $ puis 40 millions $ en septembre 2021 notamment auprès de Carrefour qui est entré au capital.
  3. Gorillas : ce quick-commerçant allemand créé en mai 2020 a bouclé en 2021 une troisième levée de fonds de 950 millions $. Gorillas a passé des accords avec Tesco, Casino et Jumbo aux Pays-Bas.
  4. Flink : quick -commerçant allemand, né en mai 2020. Développement ultra rapide avec une présence dans une soixantaine de villes européennes. Une participation de DoorDash, acteur américain de la livraison de repas à domicile, permet à celui-ci de mettre un pied sur le marché européen.
    Flink est associé à Rewe en Allemagne.
  5. Frichti : ce quick commerçant français était en 2015 spécialisé dans la livraison de plats préparés à domicile mais a étendu son assortiment pour devenir un supermarché du quotidien. Frichti serait le leader du marché français.
  6. Yango Deli : entreprise russe arrivée à Paris en septembre 2021, propose de l’ordre de 3000 références et fonctionne sans recours au financement extérieur.
  7. Köl a été créé en 2016 avec comme spécialisation la livraison d’alcools. Bien qu’ayant ouvert son assortiment à d’autres produits alimentaires, l’entreprise est aujourd’hui en difficulté. Son sort sera fixé en janvier 2022.
  8. Zapp : jeune pousse créée en février 2020 en Grande-Bretagne, arrive à Paris mi-2021 avec la promesse d’une livraison en moins de 20 minutes.
  9. Getir : entreprise turque née en 2015 s’est lancée avec succès sur le marché européen à partir de 2021 (Londres, Amsterdam, Berlin, Madrid, Barcelone) et compte s’attaquer maintenant aux États-Unis.
  10. Auchan expérimente aussi la livraison à domicile ultra-rapide (moins de 15 minutes) à partir d’un dark store situé dans le supermarché de Talence-Gambetta, dans l’agglomération bordelaise.
  11. Carrefour : après avoir expérimenté la livraison en une heure, Carrefour a décidé de prendre une participation dans Cajoo, ce qui permet à la jeune pousse de bénéficier des « prix Carrefour » et à Carrefour de bénéficier de la connaissance du quick commerce de son partenaire. 

Sont exclus de cette liste Deliveroo et Uber Eats qui ont noué des accords avec Casino et Carrefour, promettant une livraison en moins de 30 minutes.

En mai 2020 le groupe Casino et Uber Eats passent un premier accord pour faire livrer un millier de produits Franprix et Monop en moins de 30 mn. Cet accord est reconduit en avril 2021 pour deux ans. Il englobe l’ensemble des enseignes du groupe Casino et couvre un plus grand nombre de villes.

Carrefour a signé en 2020 un accord limité à 15 magasins et à 150 références avec Uber Eats. En 2021 ce partenariat a été étendu à 830 magasins et à 170 agglomérations. En octobre 2021 un accord tripartite a été signé entre Uber Eats, Cajoo et Carrefour. Le premier assure l’interface de présentation et la livraison, Cajoo prépare le panier de la commande.

Ce marché nouveau suscite l’intérêt des investisseurs : 7 milliards $ de fonds ont été levés, en France en 2021, ce qui montre l’espoir que certains investisseurs portent à ce marché.

Nom de l’entrepriseDate et Montant levée de fondsPrincipaux InvestisseursPays d’originePays d’implantation
FlinkSept.2021 750 millions $Doordash & Mubadala capitalAllemandAllemagne , Pays Bas, Belgique, France
GorillasSept 2021 950 millions $Delivery Hero et le conglomérat chinois TencentAllemandAllemagne, Pays-Bas, Belgique, Danemark, Royaume-Uni, Espagne, Italie
CajooFév.2021 6 millions € Sept. 2021 40 millions $Carrefour, Frst, XAnge, Headline. Entrée au capital de CarrefourFranceFrance
DijaNov. 2020 20 millions $L’Américain Gopuff rachète Fancy en GB puis Dija implantée en France (août 2021)Grande-BretagneRoyaume-Uni, France, Espagne
Yango DeliAutofinancementAppartient au groupe russe YandexRussieRussie, Israël, France

La clientèle du “quick commerce

C’est avant tout une clientèle urbaine composée pour l’essentiel de mono-ménages, de bi-actifs et de personnes âgées « modernes ». À noter que cette clientèle est moins regardante sur les prix que sur le service.

À fin 2021, seules quelques grandes villes comme Paris, Lille, Bordeaux, Lyon, Montpellier, Nice et Marseille disposent du service assuré par le quick commerce.

L’avenir du “quick commerce

Malgré l’illusion que donne le bruit médiatique, la réalité est plus modeste : moins de 150 millions de chiffre d’affaires en 2021, une pénétration faible, moins de 1% des foyers français ont déjà eu recours au quick commerce.

Il est prévisible qu’on assistera à un élargissement du marché par une meilleure accessibilité du service (multiplication des villes et des zones desservies en Europe) et par l’augmentation du panier moyen et la diminution du coût de livraison, l’accession de la cible de 500 commandes par jour (actuel point d’équilibre financier).

Comme pour tout marché nouveau le nombre de compétiteurs est au départ relativement important (de 1 à 10 selon les villes). Le nombre d’acteurs diminuera progressivement jusqu’à devenir des oligopoles au niveau global européen, au niveau de chaque pays, au niveau de chaque zone urbaine. Les membres de l’oligopole pourront être différents à chaque niveau. Il est probable qu’au niveau des agglomérations moins importantes ce sera le duopole qui sera prévalent.

Même si les tendances de consommation semblent favorables aux quick-commerçants, ils rencontreront plusieurs obstacles majeurs qui pourraient freiner leur développement :

  • Le statut des pickers (personnel chargé de mettre en place les produits livrés par l’entrepôt et de préparer les commandes des clients) ; leur formation et leur salaire. Ils représentent 45% du personnel d’un dark store.
  • Le statut des livreurs, leurs salaires, leurs formations. Ils représentent 55% du personnel. Il semble a priori plus intéressant (pas de charges à payer mais une fidélité moindre) de disposer d’une équipe d’auto-entrepreneurs qui génèrent uniquement des coût directs et proportionnels à l’activité. Certains Quick commerçants en font une religion comme Deliveroo qui a quitté l’Espagne parce que la réglementation requalifiait les auto-entrepreneurs en salariés.
  • La réglementation d’ouverture des dark stores. Ces mini-entrepôts font ombrage au petit commerce local et défigurent le paysage urbain sans parler des nuisances provoquées par le ballet incessant des livreurs motorisés. Des villes comme Lyon ou Paris ont déjà protesté contre un développement anarchique du quick commerce.
  • L’investissement immobilier et d’agencement, car, pour bien couvrir la zone, il faut multiplier les emplacements et mettre à jour l’équipement digital.
  • Le désir des clients et la pression de la concurrence d’augmenter le choix (passer à 3 ou 4000 SKU), comme les épiceries maghrébines.
  • Pour des groupes de distribution ayant pris des participations dans des entreprises de quick commerce le dilemme risque d’être cornélien : favoriser le quick commerce ou défendre les petits commerces de proximité souvent franchisés de ces mêmes groupes.
  • Tenir le temps de préparation surtout durant les horaires critiques (18 h 00-20 h 00)
  • Compter le temps de mise en stockage à partir du camion de livraison, de l’entrepôt central,
  • Régler les innombrables problèmes générés par les produits frais (s’ils développent cette partie de l’assortiment) : stockage dans le dark store sous trois atmosphères, livraison à l’air libre, impropre présentation des produits par rapport à la liste et à la représentation des produits proposés, ruptures de stock, surveillance des dates de péremption, etc.
  • Coût de la main d’œuvre qualifiée et recherchée, car dans cette formule deux actions principales sont supportées par le quick commerce le picking et la livraison magasin-domicile. Dans les hypermarchés ce sont deux coûts entièrement pris en charge par le client.
  • Les nombreuses ruptures de stock pour lesquelles l’assortiment court (un produit par besoin) ne permet pas de proposer de substitution.
  • Prendre en compte dans les frais de gestion, le poids des achats et de la gestion. La solution étant de s’adosser à une puissante centrale.

Un avenir limité ?

Certes, certains consommateurs peuvent être intéressés par une livraison dans le quart d’heure, quand les pâtes sont sur le feu et qu’on s’aperçoit qu’on a plus de beurre ou quand on reçoit des amis à l’improviste et qu’on n’a rien à la maison, mais on peut aussi s’interroger sur la différence qui existe entre être livré en un quart d’heure plutôt qu’en une heure avec un choix plus étendu ?

Autant il faut croire que la livraison à domicile prendra une place croissante dans le processus d’achat des PGC, autant on peut s’interroger sur l’avenir du quick commerce qui n’est finalement qu’une segmentation arbitraire du temps (moins de 15 ou 20 minutes, vous êtes un e-commerçant, plus de 20 minutes vous n’appartenez pas à cette catégorie).

A contrario, d’autres croient que le quick commerce représentera, à terme, un investissement rentable. La preuve en est la qualité des investisseurs qui ont participé à la levée de fonds en 2021.

La plupart des quick commerçants sont aujourd’hui déficitaires, ce qui s’explique par les investissements initiaux nécessaires à la mise en place de cette formule, notamment l’achat ou la location de darks stores, le recrutement d’un personnel sérieux formé, fiable et fidèle et la communication nécessaire pour se faire connaitre.

Pour être rentable, il faudra agir sur les leviers suivants :

  1. Augmenter et densifier la clientèle pour que chaque coursier puisse réaliser quatre courses par heure en jouant éventuellement sur un yield management des frais de livraison.
  2. Faire passer le panier moyen, actuellement compris entre 20 et 25 € à 35 €, ce qui implique l’élargissement de l’assortiment mais sans ralentir l’opération de préparation de commande.
  3. Tenir la promesse « prix de supermarché urbain » ce qui implique de veiller aux conditions d’achat et aux frais d’exploitation.
  4. Être attentif à la qualité des produits livrés, notamment les fruits et légumes.
  5. S’adosser à une centrale d’achat performante, mais dont il faudra bien supporter le coût.
  6. N’ouvrir de nouvelles zones que quand on aura évalué la clientèle de la zone projetée, ce qui est difficile car la clientèle est encore mal connue et la concurrence pressante.
  7. Veiller à l’évolution, voire anticiper les besoins de la clientèle : ainsi aux États-Unis, le service de livraison de Wal-Mart créé en 2019 prend de l’ampleur et propose dans certaines zones géographiques la mise au réfrigérateur du client les produits achetés.

La voie est étroite pour remplir ce cahier des charges, car les objectifs sont difficiles à atteindre, sans pour autant être irréalistes. Tout dépendra de la capacité de la clientèle d’accepter des prix plus élevés eu égard au service rendu.

Le quick commerce, restera, à notre avis, un marché de niche qu’il faudra penser ville par ville, zone par zone. La conquête des villes européennes les plus attractives ne se fera pas sans un dur combat.

Il y a aujourd’hui beaucoup de monde sur la ligne de départ mais qu’en sera-t-il dans trois ou quatre ans ?

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