Peut-on encore numériser les commerces de centre-ville et de proximité ?

La crise actuelle de la COVID-19 sert de révélateur brutal à la faible utilisation par les artisans et commerçants, notamment indépendants, des outils de communication numériques. Malgré plusieurs décennies d’actions de sensibilisation, comme de soutiens financiers, menées tant par les chambres consulaires, les fédérations professionnelles et leurs partenaires, qu’au travers de plans d’action nationaux, les commerçants sont entrés dans cette crise peu préparés, peu formés et peu équipés. Pouvions-nous en quelques semaines combler ce déficit ? C’est ce qu’espéraient les acteurs publics lors de la première vague de confinement et que beaucoup aujourd’hui espèrent encore en souhaitant équiper les commerçants, de sites marchands, de solutions de retrait en magasin ou encore de places de marché locales. 

Une chose est certaine : avant même cette pandémie et ses conséquences sociales et économiques, les commerçants n’étaient déjà plus en état de financer cette mise en place ! La crise du commerce avait en réalité démarré bien avant, comme le montrent les données présentées sur le site www.economieducommerce.fr. Au 1er janvier 2020, plus de 50% des activités commerciales avaient vu leurs charges d’exploitation et/ou de personnel augmenter sensiblement ces trois dernières années et 40% connaissaient une augmentation sensible de leurs stocks, avec des risques importants de dépréciation dans certaines activités. En conséquence, 21% des magasins présentaient un résultat d’exploitation négatif sur leurs deux derniers exercices. Ainsi, 18% des commerces avant même la crise sanitaire, se signalaient par des risques de défaillance élevés à court terme et 14% des risques modérés, soient au total près de 32% des activités. Bien en amont des difficultés actuelles, le nombre de commerces marqués par des risques de défaut extrêmement élevés avait été multiplié par trois !

Mais cette crise est aussi celle des territoires. En effet, si la grande majorité des communes est parfaitement représentative de ces tendances, les résultats sont encore plus marqués dans les plus grandes villes qui ont connu ces trois dernières années une succession de mouvements sociaux et les baisses de fréquentation des centres villes qui en ont découlé. En conséquence le nombre de commerces présentant des risques de défaillances avérés dépasse les 40% dans les plus grandes villes avant même la pandémie !

Qui va donc financer les plans de numérisation des commerces, pour atteindre un, voire deux commerçants sur trois tel que souhaité par le gouvernement français ? Si l’Etat propose aujourd’hui, à juste titre, une vaste palette d’aides, celles-ci ne s’appliquent plus simplement aux commerçants, mais sont aussi largement dirigées vers les communes et leurs EPCI afin que celles-ci prennent directement en charge la numérisation de leurs commerces. En ont-elles seulement les moyens ? 72% des communes ont perdu ces dernières années bon nombre de leurs commerces, pour 54% cette baisse est supérieure à 10%[1]. Cette évolution, entre autres, confirme un net ralentissement de la consommation que certains perçoivent comme le début d’une logique de déconsommation liées à de nouveaux systèmes de valeurs et de comportements d’achats. Si l’argent a manqué aux communes ces dernières années pour répondre à la croissance de la vacance commerciale, faiblesse à laquelle l’Etat tente de pallier par les programmes Action Cœur de Ville et plus récemment Petites Villes de demain, disposeront-elles d’assez de ressources pour financer la numérisation des commerçants ? Alors que déjà pendant plusieurs mois elles ont annulé certaines taxes locales, largement financé des opérations commerciales de type chèques-cadeaux, voire même dans certains cas aidé les commerçants les plus en difficulté à payer leurs loyers, quelles sont encore leurs marges réelles de manœuvre ? Sauf à penser que la numérisation évoquée ne fasse partie que d’un plan d’urgence et que sa pérennité d’usage par les commerçants ne soit pas le sujet du moment, l’orientation actuelle ne semble pas répondre aux besoins d’une profonde crise structurelle, avant d’être conjoncturelle. Faudrait-il aussi que l’on s’assure que tous les commerçants sont habilités à commercer sur internet par leurs fournisseurs et que le financement d’une solution commerciale par une collectivité est légalement éligible ! L’absence d’une définition juridique précise de l’acte de vente sur internet ouvre la porte à des jurisprudences potentiellement douloureuses pour certains des financeurs actuels.

La numérisation des commerces est-elle d’ailleurs la meilleure réponse à la crise actuelle, telle que perçue, du commerce ? Si elle peut paraître tout à fait légitime, dans une période de confinement, afin de donner aux producteurs et aux commerçants un canal alternatif d’écoulement de leurs produits, il n’en va pas forcément de même dans une vision de leur développement commercial sur le long terme. Les enseignes nationales se sont toutes pour la plupart dotées des outils numériques les plus récents et, à priori, les plus efficaces. En tous les cas, elles ont consacré des budgets importants et en constante augmentation à ces nouveaux modes de distribution, comme l’indique l’évolution du nombre de cadres engagés dans ces ruptures stratégiques. On observe ainsi une multiplication par 2,5 du nombre de responsables dédiés au commerce électronique et par 3 des responsables innovation et R&D[2]. Pourtant, ces mêmes enseignes montrent aujourd’hui les indices de risques de défaillance les plus élevés tant dans l’hygiène-beauté-coiffure, l’équipement de la personne, les loisirs, mais aussi l’alimentaire[3]. Ces risques apparaissent en une nette augmentation sur la période 2018-2020. Force est alors de constater que les stratégies numériques, tout au moins telles qu’elles ont été développées, n’ont pas à elles seules sues enrayer une crise de la grande distribution enclenchée depuis plus d’une quinzaine d’années[4]. Pire, ces stratégies risquent de nécessiter de lourdes restructurations avec leurs cortèges de fermetures de magasins et de licenciements. Si de tels résultats étonnent encore, il faut rappeler que les activités commerciales si elles peuvent générer des chiffres d’affaires conséquents, le font le plus souvent avec des résultats d’exploitation faibles notamment dans le commerce indépendant et nettement inférieurs à ceux obtenus dans l’industrie. Il est alors fort à parier que la numérisation actuelle qui se fait le plus souvent avec des coûts réduits voire nuls pour les commerçants[5] se retourne à terme contre l’ensemble des acteurs. En effet, l’acquisition de parts de marché à peu de frais par les prestataires risque de se fracasser contre le mur du résultat d’exploitation des commerçants lorsque les vrais coûts et notamment les commissions vont s’appliquer. Laissons à chacun la liberté de calculer à partir de quelle augmentation de chiffre d’affaires, le coût des commissions annulera la rentabilité pour un commerce ! A moins bien sûr que l’on souhaite voir les commerçants augmenter sensiblement leurs marges commerciales et donc leurs prix, et pourquoi pas tenter un retour à l’inflation comme le prônaient certains économistes, il y a encore quelques semaines…

Mais d’ailleurs de quelle numérisation parlons-nous ? Les sites de retrait en magasin ou les places de marché locales ne sont pas, de très loin, l’alpha et l’oméga de la numérisation des points de vente. Celle-ci couvre en effet l’ensemble du cycle de performances du commerce, tant en termes de définition et de gestion de l’offre, d’animation de celle-ci dans les vitrines et dans les points de vente, de services telle par exemple la prise de rendez-vous. La numérisation c’est aussi la recherche d’attractivité grâce au référencement et à la présence sur les différentes formes de réseaux sociaux ; de conquête de nouveaux clients au travers de bons plans, d’offres promotionnelles, de chèques cadeaux dématérialisés ou encore de fidélisation. Sur l’ensemble de ces sujets il existe en France plusieurs centaines d’entreprises, le plus souvent nationales, qui pour certaines ont fait la preuve de l’efficacité de leur solution tant sur le plan technique que commercial et peuvent présenter des résultats tangibles de satisfaction client, d’augmentation de trafic, de chiffre d’affaires et de rentabilité. Malheureusement beaucoup d’entre elles n’ont pas les moyens d’assurer leur notoriété et leur visibilité et restent inconnues des preneurs d’ordre. Parallèlement, dans un pays où le développement du numérique est classé au 16ème rang européen selon l’indice DESI, on peut parfois s’interroger sur la capacité de certains acteurs à accompagner le passage de la phase d’initialisation à la phase de développement. De la même manière, leur compréhension des écosystèmes économiques, sociologiques ou managériaux qui assurent les réels succès commerciaux au-delà des exploits technologiques est-elle pertinente ? Ainsi à tous les indécis qui ont fustigé le texte de loi sur l’obligation d’adoption d’un logiciel de caisse pour les commerçants[6], faudra-t-il longtemps rappeler que la numérisation d’un point de vente commence par la mise en place d’un tel logiciel avec sa capacité à générer un fichier client et un suivi des stocks et surtout sa capacité à générer de la connaissance client ? L’une des figures iconiques de la technologie française, Eric Carreel, fondateur de Withings, aime à rappeler le trio gagnant suivant : produits, services, données.

L’un des enjeux majeurs du commerce, physique comme numérique, est lié à la collecte et l’analyse de données, comme le montre d’ailleurs très clairement le développement du média commerce[7] et les investissements qui y sont associés[8]. Si la grande distribution a conquis depuis les années 70 une large part de marché au travers de ses capacités logistiques et de ses volumes d’achat et de vente, il apparaît que c’est aujourd’hui par la connaissance client qu’ils cherchent à assurer leur développement et l’optimisation de leurs stratégies commerciales. A ce titre la comparaison des performances entre acteurs « du nouveau monde » et de « l’ancien monde », en l’occurrence Amazon et Walmart, montre que les jeux sont loin d’être faits. Mais au-delà de l’avenir du commerce organisé, il existe aussi aujourd’hui une réelle opportunité pour le commerce de centre-ville, associé à l’ensemble des acteurs locaux qui font la ville, d’entrer dans cette nouvelle ère du commerce. Comment imaginer en effet, que les données du commerce indépendant, qui représente plus de 85% des points de vente, 50% des ventes du commerce, avec une nette tendance à la hausse ces dernières années, et surtout qui recouvre une large majorité des actes, moments et lieux d’achat puissent être inutiles aux performances des solutions multimédia de vente au détail ? Y compris d’ailleurs pour les grandes enseignes et les grands prestataires. Nous sommes aujourd’hui face à un ultime choix de modèle commercial, qui ne se réduit pas à l’opposition du commerce physique et du commerce électronique et ne se résout pas dans une hypothétique opposition ou fusion entre physique et numérique[9]. Soit, nous laissons la main à des prestataires extérieurs (dont de nombreux étrangers, aujourd’hui américains et demain probablement chinois) pour disposer à leur guise des données des commerçants et des consommateurs français[10], soit nous créons des méso-systèmes intégrant l’ensemble des acteurs locaux dans un nouveau modèle de partage de l’information, de ses coûts, de ses sources de revenus et de ses externalités. Un internet des chaînes de valeur locales reste à inventer.

Disposer de données clients sur différents points de vente de la ville, mais aussi sur leurs usages des services publics et privés présents, associer ces données anonymisées dans des bases et utiliser l’ensemble des capacités de traitements pour disposer de la meilleure intelligence de l’information, tel est le réel enjeu auquel nous nous affrontons aujourd’hui, COVID-19 ou non. Le financement public de cette intelligence locale du commerce, et plus largement du territoire, est très clairement une opportunité pour les villes. Elles ont besoin de données pour définir leurs stratégies de développement et d’urbanisme. Plus qualifiées, elles peuvent mieux accompagner des porteurs de projets ou encore disposer d’arguments plus convaincants pour des investisseurs potentiels. Autrement dit, cela implique pour les villes, de passer d’un simple Système d’Information Géomatique (SIG) à une Gestion de la Relation Client (GRC), où « client » serait remplacé avantageusement par « citoyen »[11]. Pour les commerçants cela favorise une ouverture à peu de frais et de temps aux bénéfices de la connaissance client et à l’optimisation de leurs dépenses d’exploitation (OPEX) et d’investissements (CAPEX). Enfin, pour les habitants cette approche leur permet de profiter au mieux de l’ensemble des services et opportunités de leur territoire. L’année 2022 verra-t-elle émerger de telles évolutions ? Ou, en tous les cas, l’initiation de telles réflexions au sein de nouveaux groupes de réflexion ? Souhaitons-le en ce début d’année.

Thibault le Carpentier
Directeur-associé d’Obsand
Membre du Conseil d’Administration du Club des Managers


[1] Ces données sont en cohérence avec l’évolution de la vacance commerciale annoncée par différents instituts, tel Codata (2019) ou Procos (2019).

[2] Source : Nomination (2019)

[3] Source : www.economieducommerce.fr

[4] Source : Pôle de Compétitivité du Commerce – Réponse à l’appel à projet Pôles de Compétitivités – 2005

[5] Pour rappel, cet article a été écrit pendant les périodes de confinement, alors que la plupart des prestataires offraient gracieusement leurs prestations ou avec des remises importantes

[6] Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes qui plaident pour une numérisation du commerce et pour son financement par la collectivité nationale.

[7] Que l’on connait mieux sous sa dénomination anglo-saxonne de « retail media ».

[8] On citera, à titre d’exemple, le rachat par le groupe Publicis d’Epsilon aux USA.

[9] Ce que l’on a coutume d’appeler aujourd’hui phygital, association des termes physique et digital.

[10] On lira avec intérêt sur ce point l’étude financée par l’ADEME et l’AMF « Qui paiera la ville (de) demain ? » – www.modeleseconomiquesurbains.com

[11] Selon l’heureuse formule d’Elie Liberman, fondateur de MarketingCoach.fr & Professeur au CNAM Paris.

Laisser un commentaire