Harmonisation des paiements en espèces dans les pays de l’Union européenne

Afin d’harmoniser les règlementations très disparates concernant le paiement en espèces au sein de l’Union européenne, le Parlement européen et le Conseil de l’UE ont conclu un accord le 18 janvier 2024 qui fixe un plafond pour ce type de paiement. Cet accord s’inscrit dans le cadre de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme.

Alors qu’en France les paiements en espèces étaient plafonnés à 1 000 euros pour les résidents fiscaux français, ils n’étaient pas soumis jusqu’alors à un montant maximum dans tous les pays membres de l’Union européenne. Ainsi, en Allemagne ou en Autriche, il était possible de régler ses achats pour de grosses sommes en argent liquide (« cash »). Ces disparités sont désormais révolues puisqu’une nouvelle réglementation européenne vient d’être adoptée. Après deux ans et demi de négociations, le Parlement et le Conseil européens ont trouvé un accord et adopté une nouvelle disposition pour harmoniser les paiements en espèces au sein de l’UE. Cette disposition a entre autres pour objectifs non seulement de mettre un terme à une concurrence déloyale dans le domaine des paiements en espèces entre les pays membres mais surtout de lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

La disparité des paiements en espèces au sein de l’Union européenne

Jusqu’à l’entrée en vigueur de l’accord sur l’harmonisation des paiements en espèces dans tous les pays de l’Union européenne, chaque pays européen décide d’imposer ou non une limite pour les paiements en espèces.

Si dans certains pays de l’Union européenne comme la Suède, les Pays-Bas et la Finlande les paiements en espèces se font rares, en France, en Allemagne et en Autriche, les espèces font de la résistance (C. Antonin et N. Antonin, Variances, 2023). En France, comme le soulignent Eric Lacourrège, Alexandre Stervinou, Julien Lasalle et Raymond de Pastor à la Banque de France, « à l’heure du paiement sans contact, des puces NFC et de l’explosion des paiements numériques, la monnaie fiduciaire – le cash – résiste : elle représente encore 50 % des achats aux points de vente en France en 2022 ». En Allemagne, le « cash » est roi (63 % des achats aux points de vente). Les Allemands restent très attachés aux espèces et préfèrent ce moyen de paiement à la carte bancaire.  En Autriche, les espèces sont encore et de loin, le moyen de paiement le plus utilisé, y compris par les jeunes générations au sein desquelles elles restent populaires (70 % des achats aux points de vente). Les Autrichiens tiennent à la préservation de leur vie privée et de l’anonymat. 

Par ailleurs, en Allemagne et en Autriche, comme d’ailleurs à Chypre et à Malte, les achats en espèces ne sont pas plafonnés. Les usagers sont libres d’acheter ce qu’ils veulent. En Suède, aucune limite n’est prévue par la loi. Cependant, un commerçant peut refuser un paiement en espèces jusqu’à un certain moment à condition que les consommateurs soient informés (affichage dans le magasin par exemple). En revanche, en France, dans le cadre de la lutte contre le blanchiment des capitaux et la fraude fiscale, les paiements en espèces sont plafonnés à 1 000 euros pour les résidents fiscaux français (décret du 27 juin 2015) et les professionnels et à 15 000 euros pour les non-résidents fiscaux français. En outre, les espèces étant les seules à avoir cours légal en France, un commerçant qui refuse un paiement en espèces est passible d’une amende de 150 euros et peut être accusé de « refus de vente », une pratique interdite par le code de la consommation sauf au-delà de 1 000 euros. Le cours légal des espèces garantit la liberté de choisir son moyen de paiement. Lorsque des cas de refus des paiements en espèces sont identifiés, la Banque de France alerte les commerçants qui ne sont pas en règle en envoyant un courrier d’avertissement. Si ces derniers ne réagissent pas, la direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes peut prendre le relais, dresser un procès-verbal et condamner à une amende de 150 euros.

Paiements en espèces : un plafond uniformisé des montants au sein de l’Union européenne

Le 18 janvier 2024, dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d’argent, le Parlement européen et le Conseil de l’UE ont conclu un accord pour harmoniser les espèces dans tous les pays de l’UE. L’objectif visé est de rapprocher des règlementations existantes très disparates dans les 27 pays membres de l’UE pour repérer et limiter les transactions douteuses. Aux termes de cet accord, les paiements en espèces seront soumis à une limite de 10 000 euros à l’échelle de l’UE afin qu’il soit plus difficile pour les criminels de blanchir de l’argent sale. Les membres disposeront d‘une marge de manœuvre leur permettant d’imposer un plafond moins élevé s’ils le souhaitent.

Cette mesure met fin à une concurrence déloyale dans le domaine des paiements en espèces entre les pays membres. Elle a pour effets :

– la dissuasion de se lancer ou de poursuivre des activités illicites ;

– la lutte commune et renforcée des autorités contre l’argent sale issu des activités du crime organisé ;

– une meilleure transparence et traçabilité : les activités liées au commerce de luxe (métaux précieux, bijoux, montres, voitures très haut de gamme, des jets privés ou des yachts) devront employer des procédures de contrôle spécifiques pour écarter les pratiques non autorisées en matière de paiement en espèces.

Cette limite à 10 000 euros s’applique également à l’importation (flux entrants sur le territoire de l’UE) ou à l’exportation (flux sortants du territoire de l’UE) d’argent liquide. Les touristes ou voyageurs qui souhaitent entrer ou sortir de l’UE avec 10 000 euros ou plus devront effectuer une déclaration préalable auprès des douanes. Les autorités douanières sont habilitées à retenir l’argent liquide non déclaré.

Ces plafonnements rencontrent peu de succès car « les différents pays ont leur propre législation » et « leurs propres habitudes de paiement » (voir notre analyse ci-dessus), ce qui explique par exemple que l’Allemagne et l’Autriche soient réticents, comme le souligne la sociologue Jeanne Lazarus, auteure de l’ouvrage « Les politiques de l’argent ». 

Extension de l’accord d’harmonisation au sein de l’UE aux crypto-actifs

En matière de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme, l’anonymat des transactions en crypto-actifs et l’utilisation d’un pseudonyme constituent un risque important même si la traçabilité des transactions est assurée. Comme l’écrivent Maître Solène Clément, présidente de l’Observatoire de la lutte anti-blanchiment et contre le financement du terrorisme (OLAB) et Juliette Lelieur, professeure de droit pénal, « réputées pour leur capacité à garantir l’anonymat de leurs utilisateurs, les cryptomonnaies acquièrent rapidement une renommée sulfureuse. De facto, elles supportent de nombreux échanges illicites » […] Même le bitcoin,  la plus répandue et respectée d’entre elles, peine à se détacher de son image de « monnaie des truands ». Selon la société Chainalysis, les cybercriminels ont blanchi 22,2 milliards de dollars de crypto-actifs illicites en 2023 contre 31,5 milliards de dollars en 2022.

Les crypto-actifs, connus pour être un paradis afin d’abriter les activités illicites et criminelles, ont très tôt attiré la vigilance des pouvoirs publics. La loi Pacte, en créant le statut de prestaires de services sur actifs financiers (PSAN), encadre ces services et transpose les obligations de lutte contre le blanchiment prévues par la directive européenne en la matière. Mais depuis le début de l’année, les prestataires de services sur actifs financiers (PSAN) sont dans le collimateur de l’Union européenne.

En conséquence, l’accord conclu pour harmoniser les paiements en espèces a été étendu au secteur des crypto-actifs. L’accord prévoit que les transactions en crypto-actifs supérieures à 1 000 euros seront également surveillées. « Il étend la liste des entités assujetties à de nouveaux organismes.  Les nouvelles règles couvriront la majeure partie du secteur des crypto-actifs, obligeant tous les prestaires de services sur actifs financiers PSAN à faire preuve de diligence raisonnable à l’égard de leurs clients. Cela signifie qu’ils devront vérifier les faits et les informations sur leurs clients, mais également signaler toute activité suspecte ».

Les enjeux et défis de l’harmonisation des paiements en espèces au sein de l’UE : lutte contre le blanchiment d’argent

Le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme sont des préoccupations majeures pour l’Union européenne (UE). Ils représentent des risques graves pour l’économie et le système financier de l’UE ainsi que pour la sécurité de ses citoyens. Dans un article intitulé « Faut-il supprimer le cash ? », Christian Beer et al. relatent que des économistes et des personnalités politiques ont formulé dans un passé récent des propositions visant à « abolir l’argent liquide ou à restreindre son utilisation » en arguant entre autres que « le numéraire faciliterait l’évasion fiscale, le trafic de drogue, le crime organisé, le terrorisme et le blanchiment d’argent parce qu’il ne laisse pas de traces. Ils rajoutent : « Dans quelle mesure cette affirmation est-elle pertinente ? Est-il certain que l’abolition du numéraire ou la restriction de son usage aiderait à freiner la criminalité ? ». Pour Christian Beer et al., l’argent liquide ne joue pas un rôle prépondérant dans le blanchiment d’argent. Ils concluent que l’utilisation des espèces pourrait conduire à une baisse de l’activité criminelle, mais que son incidence serait modeste. L’idée selon laquelle une restriction de l’utilisation de l’argent liquide serait un moyen efficace pour combattre la criminalité repose, selon eux, sur une « conception irréaliste et statique de l’activité criminelle » […] « Le cash supprimé, ses substituts peuvent être les paiements en métaux précieux, les cartes prépayées, en nature, etc. ». Ils affirment qu’un bon nombre de délits les plus graves commis dans un passé récent n’étaient pas liés à l’argent liquide.

Le professeur Friedrich Schneider, professeur d’économie à l’Université autrichienne Johannes Kepler de Linz, a présenté en avril 2017 une étude sur la relation potentielle entre l’utilisation de l’argent liquide et l’économie souterraine dans « Gray Matter : Charting the Development of the Shadow Economy ». Cette étude examine la relation entre l’argent liquide et l’économie souterraine, la corruption, le terrorisme. Dans cet article, l’auteur révèle que l’incidence des restrictions ou abolitions des espèces sur les activités illégales comme la corruption, le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme est faible alors que l’impact sociétal serait élevé.

Par ailleurs, Friedrich Schneider démontre que malgré le développement d’autres instruments de paiement comme la carte bancaire, la monnaie électronique et les monnaies virtuelles, le billet de banque reste le moyen préféré tant en France qu’à l’étranger.

Même les restrictions sanitaires liées à la crise sanitaire de la Covid 19 n’ont pas enterré les pièces et billets. D’après une enquête réalisée par la Banque centrale européenne (BCE) relative aux habitudes de paiement sur la période octobre 2021 – juin 2022, les espèces restent l’instrument de paiement le plus utilisé en France et dans l’Eurosystème pour régler les achats aux points de vente (voir BCE enquête Eurosystème SPACE II sur l’utilisation des moyens de paiement en 2022).

Dès lors, la Commission européenne n’a pas choisi la voie de la suppression de l’argent liquide. Pour lutter contre la criminalité, la Commission a proposé l’harmonisation des paiements en espèces dans tous les pays de l’UE.

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