Démercatique : du concept à la législation

Dès 1971, Philip Kotler, initiateur prolixe de nombre des théories de la stratégie d’entreprise et de la mercatique proposait le concept de démercatique. Alors même que la mercatique avait pour ambition de faire adopter aux consommateurs certains comportements d’achat, certaines marques ou produits, la démercatique regroupait l’ensemble des techniques similaires mais dans le but, cette fois, d’éloigner d’autres consommateurs de ces mêmes comportements d’achat, marques ou produits.

La démercatique en complément de la démarche de segmentation

La démarche de segmentation des portefeuilles clients, chère à cet éminent expert, était alors complète : inciter certains segments et, dans le même temps, en dissuader d’autres. Si cette pratique est restée relativement limitée jusqu’à l’aube des années 2000, elle a trouvé dans la question environnementale un réel développement comme le rappelle Eric Milliot en 2011[1].

Parallèlement, l’extension des concepts et méthodes de la mercatique à d’autres domaines tels la mercatique sociale ou la mercatique territoriale a entraîné, de fait, l’adoption d’une démercatique sociale et d’une démercatique territoriale.

De manière plus explicite on définira historiquement la démercatique comme l’ensemble des techniques et modes de communication adopté par certaines entreprises et marques pour dévaloriser des comportements jugés négativement, tels la cigarette ou l’alcool.

Plus récemment, la même démarche a été appliquée aux produits hyper transformés, aux OGM ou à certaines productions agricoles provenant de pays éloignés. Désormais de nombreux cas de démercatique territoriale peuvent être trouvés dans le positionnement, la stratégie prix ou la communication sur certains espaces protégés, parcs naturels ou chemins de grande randonnée. Jusqu’à présent l’application restait principalement le fait des entreprises elles-mêmes (voire de certains territoires) soit par réel engagement ou par pure démagogie ; accessoirement sous la pression directe ou indirecte des investisseurs, des distributeurs, des associations de consommateurs et éventuellement des états. Ces derniers, plus que censeurs, se contentaient le plus souvent d’associer à un message mercatique classique une recommandation démercatique non contraignante : « mangez 5 fruits et légumes par jour », « l’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération », etc.

Vers un durcissement ?

Le but de cet article est de se demander si la France n’est pas engagée depuis quelques années dans un durcissement de sa position, passant plus ou moins clairement du rôle d’incitateur et de protecteur à celui de régulateur ou de juge, comme semble l’indiquer l’évolution des lois et des décrets régissant la consommation et le commerce. Autrement dit de s’interroger sur la fin d’une démercatique portée par les entreprises et le passage à une démercatique imposée. Si cette tendance se confirmait, il serait alors nécessaire de s’interroger sur les changements plus ou moins profonds que cela pourrait entraîner dans les pratiques et les choix d’actions des services mercatiques (démercatiques ?) des entreprises, mais aussi sur la place réservée à la protection du consommateur.

De l’environnement légal de la démercatique

Quelques rappels succincts de l’évolution de l’environnement légal de la consommation et du commerce sont probablement utiles au lecteur à ce niveau. Prenons, à titre de premier exemple, les évolutions de la législation sur l’urbanisme commercial dans ces 25 dernières années[2]. Dans l’essor des hypermarchés puis des centres commerciaux, l’Etat a le plus souvent au XXe siècle joué un rôle, pour le moins, ambigu. Si, d’un côté, il défendait par le Droit du Commerce l’extension de nouvelles formes de commerce en interdisant le refus de vente et en privilégiant la libre concurrence[3], de l’autre, il tentait de restreindre leur développement au travers du Droit de l’Urbanisme en créant des commissions d’autorisation d’ouverture. Il serait d’ailleurs judicieux de s’interroger plus profondément sur les acteurs de cette ambiguïté et d’analyser si la libre concurrence n’est pas plus le choix des gouvernements successifs et celui des règlements d’urbanisme celui des parlementaires. Ces derniers issus et représentants des collectivités locales doivent affronter au quotidien la colère des commerçants indépendants de centre-ville… et des concurrents déjà installés. Jusqu’à aujourd’hui cette opposition ne posait pas réellement problème puisque dans la réalité plus de 90% des surfaces commerciales soumises à l’appréciation des commissions locales et nationales ou aux différentes juridictions étaient, au final, acceptées.

Deux textes principaux

La loi la plus récente en la matière va probablement changer cet état de fait ou en tous les cas vise à le faire. En effet la loi dites Climat et Résilience[4] fait basculer la règle d’une logique urbanistique à une logique environnementale, soit un changement complet de paradigme. La question n’est plus alors celle d’une libre concurrence ou de l’utilisation d’espaces privés régulés par la collectivité, mais bien celle d’un arrêt de l’artificialisation des sols[5]. Ce changement dans les règles d’urbanisme (qui semble en étonner plus d’un) ne fait pourtant qu’acter dans les faits la Charte d’Urbanisme d’Aalborg (mais avec retard, penseront d’autres), adoptée par la Conférence Européenne sur les Villes Durables le 27 mars 1994 dans la continuité de la Conférence des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement Durable de 1992, plus couramment connue sous le nom de Sommet de Rio. Rappelons ici que cette charte d’Aalborg a été à l’origine du fameux Agenda 21 que beaucoup de villes ont adopté et mis en place par la suite.

La modification des pratiques mercatiques

En quoi un tel changement peut-il modifier nos pratiques mercatiques ? Premièrement parce qu’il marque une rupture majeure avec la vision de la société qui présidait jusqu’alors. La Charte d’Aalborg de 1994 visait à améliorer la qualité de vie des populations en réduisant les effets jugés néfastes de la croissance économique et industrielle, tout en conservant les espaces naturels et en optimisant les choix technologiques. Trente ans après, le vocabulaire a changé. Il ne s’agit plus de réduire, mais de stopper, plus de conserver mais de protéger, plus d’optimiser mais de changer de modèle. Deuxièmement parce que d’autres textes législatifs viennent renforcer ce discours et modifier en profondeur l’environnement (sans jeu de mot !) des affaires. Ainsi si l’on intègre, entre autres, les lois Anti-gaspillage et Economie Circulaire[6] ou encore 3 DS[7], plusieurs faits marquants pour l’avenir des pratiques commerciales et mercatiques méritent d’être notés. Dans le désordre prenons, la fin de la publicité sur les énergies fossiles, qui a souvent servie d’argument aux enseignes de la grande distribution alimentaire dans la création de trafic, la fin programmée des imprimés sans adresse (prospectus) qui reste le principal vecteur de la communication des enseignes, mais aussi la fin des animations lumineuses et des écrans numériques dans les vitrines. Les restrictions sur les enseignes lumineuses présentes sur les toits des immeubles et dans les espaces publics[8] sont déjà annoncées.

L’idée n’est pas ici de juger de l’utilité et de la pertinence de ces choix politiques mais bien d’interroger sur les changements qu’ils pourraient susciter dans les pratiques commerciales quotidiennes des acteurs du commerce. Dans la même veine on notera que ces textes favorisent la vente en vrac (loi anti-gaspillage), avec obligation à termes pour les magasins de plus de 400 m² de consacrer « à la vente de produits présentés sans emballage primaire, y compris la vente en vrac, soit au moins 20% de leur surface de vente de produits de grande consommation, soit un dispositif d’effet équivalent exprimé en nombre de références ou en proportion du chiffre d’affaires » (loi Climat et Résilience). Enfin, plus récemment une réflexion sur la disparition des dates de péremption a été lancée.

On ne touche plus ainsi seulement aux principes de concurrence et d’urbanisme, mais à l’un des grands totems du droit de la consommation issu des lois Royer (1973) et Scrivener (1978) : la protection des consommateurs. A ceux qui pourraient penser qu’il s’agit d’un effet secondaire et éventuellement imprévu de la législation, on pourra rappeler que dans le rapport Blanchard-Tirole (2021) les experts internationaux précisent « [que] la priorité donnée aux besoins des consommateurs par rapport au bien-être des travailleurs est allée trop loin, [et qu’] il faut y remédier ».

On peut s’interroger

On peut s’interroger sur les conséquences potentielles directes et indirectes de ces choix. Si l’on considère que l’emballage reste l’un des meilleurs supports d’information pour le consommateur, notamment en termes de caractéristiques techniques et de mise en garde sur les conditions d’utilisation, et les prospectus l’un des vecteurs les plus efficaces pour passer des messages, par exemple sur la santé, tels les nutriscores, quels pourraient être demain les modes d’information des consommateurs ? Ajoutons à cela que l’emballage a une fonction de protection des aliments notamment face à certaines pollutions ou infections bactériennes ou fongiques. Est-on si sûr que la qualité de l’hygiène de la vente en vrac (et des nouvelles technologies qui ne manqueront d’y être associées) pourra assurer le même niveau de protection ? Intérêt écologique ou intérêt économique, il semble que l’ère de la protection systématique du consommateur soit en passe d’être révolue.

Plusieurs questions se posent toutefois sur l’acceptation de ce nouveau paradigme par les acteurs. Si les français se déclarent à 86% inquiets du dérèglement climatique, ils sont aussi 85% à s’angoisser pour leur pouvoir d’achat. Ils ne sont d’ailleurs déjà plus que 62% à être prêts à s’engager si nécessaire dans un mouvement de protestation pour défendre le climat et moins de 50% prêts à payer plus cher certains produits et en particulier leur carburant et leur chauffage (moins de 30%)[9]. Si cette sensibilité à l’environnement progresse rapidement dans la population française, il reste encore loin de l’attitude au comportement.

La tension entre « fin du monde » et « fin du mois » ne va-t-elle pas freiner certains industriels et certaines enseignes dans leur volonté de s’intégrer dans ce nouveau paradigme et d’appliquer réellement toutes ces nouvelles directives sans attendre les dates butoirs ? Les français eux-mêmes montrent toute leur ambivalence puisque 46% estiment que l’action climatique est du ressort des citoyens… et 25% des consommateurs ! Comme quoi citoyens et consommateurs ne sont pas forcément synonymes.

Sans tomber dans l’excès de procès en écoblanchiment, force est de constater que les français ne mettent pas forcément les entreprises au premier rang des acteurs du changement climatique (29%). L’on peut d’autant plus comprendre les hésitations de nombre d’acteurs économiques à la vue des responsabilités qu’ils pourraient porter à terme. Comment dire à une entreprise poursuivie pour “homicide involontaire par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence” autrement dit pour défaut d’information sur son emballage après le décès d’un enfant en bas âge… qu’ils doivent supprimer leur emballage[10] ? A une époque où le nombre de recours devant la justice sur des litiges liés à la consommation est en constante augmentation, on peut légitimement s’interroger sur les évolutions potentielles de la jurisprudence ces prochaines années. Face à cette insécurité, il est donc probable qu’au niveau des entreprises le choix soit au maintien des stratégies mercatiques habituelles le plus longtemps possible et que l’on cherche plutôt à n’agir qu’aux dates butoirs, voire à faire reculer celles-ci.

A l’heure de la mercatique/démercatique territoriale, il est possible que les acteurs économiques trouvent des alliés opportuns auprès des collectivités territoriales. Alors que les français attendent avant tout une action de l’Etat (48%) loin devant une prise en charge par les Collectivités Territoriales (8%), celui-ci leur a confié la mise en place concrète des actions au travers de la loi 3DS. Dans l’attente des décrets d’application et des réelles contraintes, il semble que les collectivités, ou tout du moins leurs représentants, en s’opposant aux volets urbanismes de ces textes favorisent une absence d’application à court voire moyen terme de l’ensemble des dispositifs.

Une fois de plus, donc, l’application des nouveaux textes législatifs restera liée aux choix réalisés par les différents acteurs publics et privés, individuels et institutionnels. Sauront-ils (voudront-ils ?) aller gaillardement dans le sens d’évolutions souhaitées par beaucoup ou hésiteront-ils face aux ambiguïtés de certains et aux atermoiements d’autres ?

Un dernier point nous semble intéressant dans l’ensemble de ces questionnements. Le frein volontaire à la construction de nouveaux espaces commerciaux, ou autrement dit à l’extension du plancher commercial actuel, ainsi que le changement de cap dans la protection du consommateur ne sont-ils pas liés, tout ou partie, à la foi dans le développement du numérique et plus largement de la technologie ? A-t-on encore besoin de nouvelles surfaces commerciales avec le développement réel (ou phantasmé) du commerce électronique ? Le meilleur vecteur d’information du consommateur n’est-il pas internet ? L’Etat ne fait-il pas un pari hasardeux sur les développements futurs de la technologie ?

Ce sujet mériterait sûrement un article, voire plusieurs articles, et un réel débat surtout quand le numérique est à son tour attaqué sur ses coûts environnementaux et sociaux, réels et cachés.


[1] DÉMARKETING ENVIRONNEMENTAL : CONTOURS CONCEPTUELS ET IMPLICATIONS MANAGÉRIALES Éric Milliot Association de Recherches et Publications en Management | « Gestion 2000 » 2011/3 Volume 28 | disponible en ligne à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-gestion-2000-2011-3-page-15.htm

[2] L’intérêt de prendre une période aussi longue est de bien dégager les tendances de fonds mais aussi de s’extraire des visions politiques et partisanes puisque des gouvernements de sensibilités diverses ont dirigé le pays sur ce dernier quart de siècle.

[3] Circulaire Fontanet du 31 mars 1960 dont de nombreux experts estiment qu’elle constitue l’acte de naissance des GSA puis GSS en France.

[4] LOI n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets

[5] L’article 191 fixe l’obligation pour les territoires de réduire de moitié le rythme de consommation d’espaces naturels agricoles et forestiers d’ici à 2031. L’enjeu étant, d’ici 2050, d’arriver à une absence d’artificialisation nette.

[6] LOI n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire

[7] LOI n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale

[8] Dans la continuité de nombreux dispositifs luttant contre l’affichage telle la Taxe Locale sur la Publicité Extérieure – 4 août 2018

[9] Etude Harris Interactive – Challenges / Juillet 2022 / 10 020 français âgés de 18 ans et plus.

[10] De la même manière, comment expliquer aux parents requérants, qui souhaitent qu’une mention spéciale soit précisée sur l’emballage pour qu’un nouvel incident n’arrive plus, … qu’il n’y a plus d’emballage ?

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