Spiritualité et Consommation

Dans un contexte de crises multiples – sanitaires, sociétales, géopolitiques, environnementales, – qui laissent planer de vives interrogations et d’inquiétantes menaces sur la capacité de nos modèles de vie à perdurer sous cette forme à proche ou moyen terme, la question du sens individuel et collectif vient immanquablement se poser et apparaître dans l’esprit de nos concitoyens. Poser la question du sens (et de sa quête à la fois existentielle, spirituelle et phénoménologique) n’entraîne pas systématiquement et de façon par trop réductrice une réflexion sur le terrain de la spiritualité, mais le spirituel en tant qu’espace à haute valeur ajoutée symbolique représente un possible vivier de réponses. Ainsi, il y a déjà presque 10 ans, Marketing Magazine consacrait sa première de couverture au thème suivant : « La grande quête du sens », précisant dans le cœur même de ce numéro de magazine que l’immense réflexion sur le devenir de la Terre (et immanquablement des hommes qui la peuplent et l’habitent) est une vaste question d’obédience spirituelle transcendant les préoccupations individuelles pour revêtir une importance universelle indissociable d’une aspiration générale pour une réappropriation du sens de la vie.

Le développement de produits ou services traitant directement ou indirectement de la sphère spiritualiste est en très nette progression depuis 20 ans en France, ce mouvement ayant été largement anticipé aux États-Unis, notamment en Californie et à New York.

Nous connaissons tous l’exemple de Nature & Découvertes (entreprise inspirée par l’ancienne entreprise californienne The Nature Company) qui entend « placer l’humain au cœur de tout et collaborer dans la confiance, la transparence, la convivialité et la bienveillance, pour encourager le partage et la transmission des savoirs »[1]. L’entreprise familiale fondée par François et Françoise Lemarchand est avant tout guidée par la passion pour la nature, le voyage et la transmission, et repose sur l’idée d’un commerce réalisé dans le double respect de la nature et de l’homme. Nature & Découvertes a pris très tôt l’engagement suivant : « Donner du sens à toutes nos actions et mobiliser nos énergies pour contribuer positivement à la nature et au monde : sur le plan sociétal, environnemental et humain. Avec passion. »[2] Les magasins de la marque employeur (invitations à la reconnexion avec la nature et à la flânerie) développent de multiples ateliers pédagogiques ouverts au public pour « encourager la connaissance et l’expérience des richesses de la nature par des actions pédagogiques variées et accessibles à tous »[3]. Le rayon bien-être (riche en produits de massage, relaxation, sommeil, yoga et gym douce, alimentation saine, soins naturels et luminothérapie, etc.) est un des fleurons de l’entreprise et satisfait aux besoins croissants de clients en quête de sens et de perfectionnement d’eux-mêmes et du monde

La marque Rituals, de son coté, propose à ses clients des expériences inédites de dépaysement (par le croisement de produits et de techniques à la fois occidentales et asiatiques) en reritualisant à la fois les soins du corps (dans un esprit japonisant) et l’entretien de la maison. L’objectif est de créer une nouvelle approche de la consommation en transformant les gestes de la vie quotidienne en rites. Les consommateurs investissent émotionnellement et rituellement une partie de leurs achats qui ne sont pas fonctionnels mais symboliques et « bons à penser » comme l’écrivait Claude Lévi-Strauss. L’approche rituelle est au cœur du projet de la marque : « Les rituels se trouvent partout, tous les jours, à tout moment, attendant d’être découverts, désireux de partager la beauté qu’ils renferment. Ce sont ces routines qui semblent sans importance et que nous avons tous tendance à ignorer. Rituals transforme ces routines et vous rappelle d’en profiter avec joie. Qu’il s’agisse de se prélasser dans un bain ou de créer une atmosphère chaleureuse grâce à la riche senteur de l’encens asiatique, Rituals vous aide à trouver le bonheur dans les petites choses de la vie. »[4] Les produits pour le corps ou pour la maison Rituals invitent au voyage immobile, au dépaysement et à la réflexion, dans le respect des normes environnementales et sanitaires : « Votre bien-être personnel nous importe autant que celui de la planète. Nous nous investissons autant pour l’un que pour l’autre, et sommes convaincus que nous pouvons ouvrir la voie à un monde plus durable. Nous ne ménageons pas nos efforts pour protéger, préserver et prendre soin de la planète en prenant des mesures appropriées pour limiter notre empreinte écologique, pour que nous puissions tous profiter de la beauté de la nature pendant des générations. »[5]

L’univers internet n’est pas en reste, on constate ainsi une floraison de sites (Petit bambou ne compte pas moins de 850 000 utilisateurs), de livres et même d’applications mobiles sur la méditation de pleine conscience. Air France a même lancé l’application Mind qui propose à tous les passagers des vols long-courriers ayant peur en avion de découvrir les bienfaits de la méditation grâce aux différents programmes présents dans cette application. Les programmes sont présentés sous la forme de vidéos et se répartissent entre 6 pistes audio et 6 vidéos pour les enfants issues du livre Calme et attentif comme une grenouille d’Eline Snel, et 6 vidéos et 6 pistes audio pour les adultes provenant du best-seller Méditer, jour après jour de Christophe André. On peut également penser aux applications Angélus, Prions en Église ou encore Croirelib’, l’appli qui éclaire votre vie intérieure développées par Bayard pour prier la Vierge Marie, Saint-Esprit et Miroir pour être entendus en confession via smartphone. D’autres entreprises ont développé des applications dédiées à la méditation (Insight timer, Mindful attitude), à la relaxation (RespiRelax) et à la reconnexion avec son propre corps. Autant d’incarnations et d’applications (dans toutes les acceptions de ce terme) d’une spiritualité libre, nomade, connectée.

À ce titre, « si les religions sont également inscrites dans un marché, celui-ci loin de dissoudre les territoires d’où sont “produits” les biens de salut ou de bien être, convoque au contraire des territorialités (à fondement imaginaire) de l’Orient. Un “produit” comme la méditation est d’autant attractif et consommé qu’il est porteur d’un “terroir”, site identifié de production qui garantit sa qualité et son authenticité » (Obadia 2013, p. 106).

La spiritualité apparaît alors comme une aspiration à la transformation de soi ; cette transformation de soi qui repose sur des « expériences » (Fromaget 1998) a été analysée par des psychologues des religions (Elkins et al. 1988 ; Meraviglia 1999 ; Piedmont 1999) et par des sociologues des religions ((Champion 2000a, 2001 ; Meslin 2005) entre autres) avec des résultats convergents (Lenoir 2003).

Toutefois la thématique de la spiritualité a fait l’objet jusqu’à maintenant d’un nombre assez restreint de publications en marketing et en comportement du consommateur, notamment en France. Pourtant, dès 2000, Marie-Laure Gavard‑Perret indique que « l’être humain est passé maître dans l’art de l’exploration externe et est aujourd’hui en demande de découverte de son corps et surtout de son esprit dans une quête existentielle d’intériorité. Selon elle, le marketing doit prendre en compte ces préoccupations nouvelles des individus, plus tournés […] vers l’esprit que vers la matérialité, et plus vers la connaissance que vers la possession ». L’auteure poursuit ses réflexions autour des nécessaires évolutions du marketing qui, « s’il veut être capable d’appréhender ces nouveaux types de demandes, doit opérer une mutation qui tient dans le passage d’un marketing guerrier à un marketing écologique et éthique » (Gavard-Perret 2000, p. 13).

D’autres auteurs avaient déjà souligné de manière plus « macro » cet axe d’évolution en parlant de ce retour du sens dans nos marchés et pour eux le « nouveau marketing » doit ainsi sortir de son strict espace marchand afin de ne plus « mettre un produit en marché mais de mettre un sens en société » (Badot et Cova 1992, p. 23).

C’est donc un marché en croissance caractérisé par une demande diverse dans ses expressions (soins, produits culturels, alimentation, etc.) et exigeante sur la qualité relationnelle, désireuse aussi d’expériences spirituelles nouvelles et parfois exotiques (voyages vers l’Orient, regain d’intérêt pour les cultures primitives et souhait de retour à la nature) (Donnadieu 2001). Ce qui fait dire à Régis Debray (2020, p. 9): « L’aspiration générale est au soft, au light et au fun. Médecine douce et traditionnelle, indienne ou chinoise. Méditation, silence, lenteur, zénitude et plantes médicinales. »

Le constat de la généralisation du mode marchand de la satisfaction des besoins n’est pas nouveau mais tout indique qu’une nouvelle étape a été franchie. Aujourd’hui, il semble que même la spiritualité fonctionne en libre‑service, avec une recherche d’expression des émotions et des sentiments et des quêtes animées par le souci du mieux‑être personnel, conformément à la logique expérientielle (Champion 1993, 1995 ; Lipovetsky 2006) dont le marketing a été prompt à s’emparer et qui a permis à beaucoup d’entreprises d’opérer leur mue expérientielle.

La spiritualité contemporaine est holistique, thérapeutique, elle est une décision volontaire, un désir de croissance et de réalisation, elle peut être « laïque », voire « athée » (Guibal 2007). Dans l’un et l’autre cas, ces dimensions sont potentiellement inscriptibles dans le processus de marketing, dans la logique de marché ; un spirituel instrumentalisé favorise l’économie de marché : livres, formations de tout acabit, voyages exotiques, etc. (Camus et Poulain 2008) » (Dumas 2010).

Des soins du corps aux soins de l’âme, il n’y a qu’un pas vite franchi tant la spiritualité dans la consommation pousse à l’achat de produits, utiles, beaux, bio et bons pour la santé et surtout édifiants et éclairants pour l’âme. La posture consumériste reposant sur un substrat spiritualiste cherche à concilier des besoins primaires et des besoins symboliques, des aspirations concrètes et des aspirations plus mystiques à travers des actes d’achat menant à l’épanouissement et à l’accomplissement personnel. Concilier valeurs humaines et/ou religieuses, convictions spirituelles et consommation conçue pour le bien collectif, tel est l’enjeu d’une consommation de nature spirituelle qui répond à une crise de sens pour bien des individus.

L’une des caractéristiques de cette quête spirituelle contemporaine, c’est son rapatriement dans l’ici et maintenant. Ce n’est pas la vie éternelle ou le salut de son âme que l’individu hypermoderne veut acquérir ou assurer, c’est un mieux‑être dans l’immédiat et une quête d’efficacité en étroite correspondance avec les impératifs de la construction de soi dans une société hyperconcurrentielle (Hervieu‑Léger 2001).

Nous terminerons cet article par une citation : « La destinée de notre planète ne repose ni sur le déni de l’esprit, ni sur le déni du matérialisme mais sur une synthèse de l’esprit et de la matière qui doit nous conduire à une spiritualisation de la vie matérielle de l’homme. » (Aurobindo 1972), gageons ainsi que la spiritualité dans la consommation n’est pas une nouvelle mode mais bien une nouvelle voie…


[1] https://entreprise-engagee.natureetdecouvertes.com/nos-engagements/

[2] https://entreprise-engagee.natureetdecouvertes.com/nos-engagements/

[3] https://entreprise-engagee.natureetdecouvertes.com

[4] https://www.rituals.com/fr-fr/about-rituals.html

[5] https://www.rituals.com/fr-fr/rituals-cares.html

1 réflexion au sujet de « Spiritualité et Consommation »

  1. Merci pour votre longue analyse réflexion fondée sur des exemples concrets.
    Je partage votre conclusion et la citation me rappelle le thème de l’exposition du musée des arts asiatiques , précieux pour notre recherche de la “VOIE”
    L’exposition “Les paysages de l’âme” présente les œuvres de onze artistes originaires de Chine ou de Taïwan , réalisées entre les années 1960 et aujourd’hui. Ces peintres, tels que Chu Teh-Chun, Chuang Che ou Zao Wou-ki, nous plongent dans l’âme de la nature, source de beauté et de spiritualité, et dans la relation qu’ils entretiennent avec elle à travers un langage visuel qui leur est propre. Opérant une fusion entre la philosophie et la pensée esthétique chinoises qui célèbrent « la contemplation du monde au-delà des apparences » et l’abstraction occidentale, ils nous invitent à un voyage spirituel où l’homme et la nature communient.”
    Nous en avons bien besoin.
    Bonne santé,
    Jacques Dioux

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