« Bienvenue dans un monde vide »… La notion retail, de commerce ou de distribution devons-nous dire, et d’évolution de démographie mondiale ont très souvent été associées, ne serait-ce par exemple que pour justifier d’une autorisation d’ouverture de nouveaux mètres carrés de surfaces commerciales dans les commissions départementales d’aménagement. Depuis plusieurs années[1], mais de façon plus fréquente actuellement, de nombreux experts insistent sur des variations forte de démographie et les probables conséquences du vieillissement de la population sur la consommation, alertant, de fait, sur les possibles défaillances de nombreux commerces tant indépendants que sous enseignes nationales ou internationales. Mais qu’en est-il dans la réalité pour le retail ?
Une remise en cause des scénarios historiques
Tout le monde a en tête des scénarios d’évolution de la démographie mondiale marqués par une croissance quasi irrémédiable des populations asiatiques[1] et africaines et dans le même temps, un déclin démographique des pays occidentaux, Europe en tête. Ainsi, une population mondiale d’un peu plus de 8 milliards d’habitants[2], allait tendre vers les 9,7 milliards en 2050 et à minima 10,4 milliards en 2100. La moitié de cette croissance devait être assurée par seulement 8 pays asiatiques ou africains. Parmi ces derniers, l’Afrique subsaharienne devait à elle seule voir sa démographie gonfler de plus de 130% ! A l’inverse, certains pays européens, notamment en Europe de l’Est devaient perdre 10% de leur population. Dans ces scénarios on insistait avant tout sur le vieillissement de la population mondiale, lié principalement à une augmentation de l’espérance de vie apportée par les progrès scientifiques et techniques : de 72,8 ans aujourd’hui à 77,2 ans en 2050[3]. Ces projections proposées à l’aube des années 2000, notamment par l’ONU, étaient très en deçà de celles imaginées en 1974, déclarée « Année Mondiale de la Population », alors que l’on s’alarmait d’une population mondiale imaginée à 21 milliards en 2050, voire 50 milliards en 2100…
Aujourd’hui, plusieurs analyses plus récentes remettent en cause toutes ces prévisions et, à l’encontre de tout ce que nous avions pu imaginer jusqu’alors, nous présentent l’image d’un « monde vide » ! En 2021, le Lancet avec le soutien de la Fondation Bill and Melinda Gates dévoile un scénario ne dépassant pas 8,5 milliards d’habitants et ramenant la population mondiale à 7,8 milliards à la fin du siècle. Alors qu’en 2022, la banque HSBC conclut à un pic vers 2043 (et non vers 2080 comme le prévoit l’ONU) et une chute de moitié d’ici 2100, à environ 4 milliards. Ces nouvelles visions se rapprochent du scénario bas de l’ONU présentant un pic de population à 8,4 milliards, suivi d’une forte baisse, ramenant la population mondiale à moins de 7 milliards en 2100. Dans ces scénarios ce n’est plus le vieillissement de la population qui joue le rôle de variable motrice, mais principalement la baisse des taux de fécondité. A titre d’exemple, dans les dix pays les plus peuplés du monde, ce taux aurait évolué de 5,2 en 1960, à 2,4 aujourd’hui et ne serait plus que de 2,2, voir même 2,0, dans la réalité, pour de nombreux experts. Pour être encore plus réaliste, citons quelques chiffres. A horizon 2100 la Chine devrait avoir perdu 668 millions d’habitants, le Nigéria, 585 millions, l’Inde, 290 millions… Pour la Chine, l’année du basculement estimée en 2030, semble même avoir été déjà dépassée…
Ainsi, la compréhension de la démographie mondiale passe d’une conception focalisée sur le vieillissement et une augmentation globale à une vision centrée sur la natalité et une baisse massive ; soit de la conséquence à la cause profonde. Ici jouent tout autant l’âge au mariage des femmes, l’âge au premier enfant, l’éducation, que le travail des femmes ou encore la place qu’elles prennent dans la société. Que l’on ne se s’y trompe pas, de nombreux pays ont tenté (et tentent encore), sans succès, de favoriser la natalité, avec des plans d’actions plus ou moins coercitifs et ou plus ou moins marqués par l’idéologie. Dans la quasi-totalité des cas les femmes en décident autrement. Face à ce qui leur apparaît comme une fatalité[4], de nombreux pays quelles que soient leurs options politiques ont déjà fait le choix d’augmenter l’âge de départ à la retraite. Les Italiens évoquent à demi-mot 70 ans alors que les Chinois viennent de le remonter de 60 à 65 ans pour les hommes et 50 à 55 ans pour les femmes et peut-être même 58 ans.
Quelles conséquences pour le commerce ?
Lorsque l’on réduit la vision de la démographie mondiale à la seule Europe et au vieillissement de la population, on peut rapidement conclure que les conséquences seront avant tout centrées sur une baisse de la consommation. Dans l’imaginaire marketing, seuls les ménages avec enfants sont des consommateurs intéressants, et encore plus quand la femme reste au foyer. Malgré des décennies d’évolution, le concept de « ménagère de moins de 50 ans » reste au cœur des préoccupations de nombreux directeurs marketing, de la communication comme de publicitaires, qui ont pourtant pour la plupart moins de 40 ans et dont une majorité sont des femmes ! Tout juste a-t-on jusqu’à présent réajusté [un peu !] le concept en parlant de « responsable des achats dans le ménage »[6]…. Mais les réalités restent fortes : «93 % des femmes se déclarent spontanément responsables des achats de leur foyer, 35 % des RDA français sont masculins et 20 % des hommes souhaiteraient davantage faire les courses au quotidien. En outre, 40 % des 16 à 65 ans partagent la décision d’achat avec leur conjoint », rappelant ici que presque 40% des ménages sont composés en France de personnes seules et 50% d’adultes seuls si l’on prend en compte les familles monoparentales. Soit plus de 32% de personnes vivant seules, chiffre qui ne cesse de progresser avec les années. Cette stabilité apparente dans les comportements ne doit pas masquer deux réalités majeures : les « ménagères » ont plus de 50 ans pour un nombre croissant d’entre-elles et elles ont été (et restent) actives.
Vive la consommatrice 50 ans et plus ! Vive les « Perennials », cette nouvelle génération beaucoup plus importante que les « Millenials » et « la Gen Z » tant en nombre qu’en revenus et capacités de consommation. Quinquagénaires et plus, ce sont principalement leurs attitudes et leurs modes de vie qui les distinguent des générations suivantes : actifs, curieux et engagés dans la vie quotidienne tant professionnellement, socialement que culturellement. A l’inverse de l’étiquette de « OK Boomer » qui leur a été collé, ils continuent à s’informer, se renouveler et à s’adapter aux nouvelles tendances et technologies. Loin d’être déconnectés, ils fréquentent les réseaux sociaux et sont ouverts sur les sujets communs et l’ensemble des générations. Fait majeurs que ne devraient pas oublier les entreprises commerciales, ils disposent non seulement des mêmes niveaux de revenus que les actifs mais surtout ils possèdent la majeure partie du capital et des placements financiers. Bien sûr l’âge et l’expérience les ont, peut-être, rendus un peu moins sensibles aux sirènes de la publicité et propositions trop marketées.
Pourtant, réduire les conséquences des évolutions démographiques mondiales à une simple question de segmentation et de ciblage reste trop simpliste, même si nombre de difficultés d’enseignes et de commerces indépendants peuvent être expliquées ainsi.
Quels pays producteurs demain ? Quelles sources d’approvisionnement pour le commerce ?
Si la Chine commence – dès à présent – à perdre de la population et s’engage dans un allongement du nombre d’années de travail, elle risque d’avoir plus ou moins rapidement des difficultés à produire les mêmes volumes qu’elle fournissait historiquement. Le même phénomène semble devoir se produire avec quelques années de décalage dans l’ensemble des pays asiatiques. Parallèlement, pour financer le soutien à leur population âgée, ces pays vont probablement rechercher à augmenter leurs prix avec toutes les conséquences que cela aura en cascade jusqu’au prix de vente final dans les magasins occidentaux. On peut bien sûr imaginer que le recours à une robotisation massive des chaînes de production et le développement des cobots permettra de compenser le déficit de « bras »[7]. Mais si cela semble devoir suffire dans les premières années, la baisse de la population, d’une part, et la croissance du nombre d’inactifs liés à l’âge, d’autre part, rendront peu à peu cette solution insuffisante et ceci d’autant plus que l’on imagine encore mal l’Europe combler son déficit industriel sur les produits de grande consommation en tous les cas sur les premiers prix. On risque alors d’assister rapidement sur des marchés tel l’Equipement de la Personne à de fortes baisses de l’offre et à des déplacements vers des offres de substitution et l’adoption de nouveaux comportements ! Les mêmes logiques s’appliqueront probablement aux marchés de l’Equipement de la Maison ou encore du Luxe. On voit déjà la Chine lutter contre la propagation de l’hyper-luxe notamment en exerçant une pression répressive sur certains influenceurs locaux.
Avec le choc de démographie mondiale, où trouver les talents demain ?
La question qui se pose au niveau des produits risque de s’étendre aussi rapidement à la gestion des talents. La réduction des populations tant en occident qu’en Asie va rendre de plus en plus difficile le recrutement des meilleurs éléments. Dans tous les cas, elle favorisera le renchérissement de certains salaires et en conséquence grèvera de plus en plus les coûts d’exploitation.
Or, dans le commerce, les talents ne se limitent pas aux seuls cadres de hauts niveaux capables de soutenir les développements technologiques. Ils concernent aussi tous les personnels ayant une faible qualification mais qui sont indispensables au bon fonctionnement de l’ensemble de la chaîne de distribution, allant de la gestion des entrepôts et des stocks, à celle des réserves et des espaces de vente, ou encore à la livraison à domicile. Jusqu’alors, comme de nombreux secteurs économiques, le commerce faisait de plus en plus appel à une population issue de l’immigration pour assurer ces fonctions, lui permettant ainsi une certaine maîtrise des coûts. Mais quelle immigration observerons-nous ces prochaines années ? Un ralentissement net ? Un maintien mais avec de plus fortes exigences salariales ? Ici encore les coûts d’exploitation risquent d’être modifiés en profondeur.
On se moquait dans les années 90 de Walmart qui faisait travailler des retraités pour moins de 5$ de l’heure. Mais que ferons-nous demain ? Ici encore certains espèrent que les développements technologiques et notamment ceux liés à l’intelligence artificielle permettront rapidement de se passer d’une partie du personnel actuel à moindre coût. Nick Bostrom dans son livre « Deep Utopia » se demande même : « que se passerait-il si demain l’intelligence artificielle devenait si efficace qu’elle puisse effectuer tous les travaux économiquement intéressants à un coût proche de zéro ? » Mais, jusqu’à présent, les magasins fortement robotisés et avec peu de personnels n’ont pas su trouver leur clientèle, ce qui a poussé leurs initiateurs à revenir prudemment en arrière. Il est possible toutefois que les conséquences des évolutions démographiques mondiales, réelles ou imaginées par les consommateurs, soient suffisamment fortes pour entraîner des modifications en profondeur des attitudes et des comportements d’achats, et plus largement de nos habitudes quotidiennes. Mais faudrait-il encore prendre le temps de les accompagner et de les valoriser !
Où trouver à l’avenir des relais de croissance ? Quelle internationalisation pour le commerce ?
Bien sûr on peut, de manière optimiste, considérer que la baisse des possibilités d’approvisionnement, une réduction en conséquence de l’offre, ou autrement dit des assortiments, enfin acceptées par les clients, devraient avoir des conséquences positives. Mécaniquement une telle réduction pourrait potentiellement permettre de baisser les besoins en personnels et les coûts de gestion. Peut-être même qu’associée à une adoption massive des technologies de type IA et robotique il serait possible de trouver une nouvelle forme de rentabilité. Sous condition toutefois de savoir organiser en bon ordre cette réduction pour ne pas générer des faillites chez certains fournisseurs et des conflits sociaux tant en interne qu’en externe.
Qu’en est-il alors de potentiels relais de croissance, notamment à l’international ? Après tout si les pays asiatiques vont voir rapidement leur population baisser, ils n’en restent pas moins des gisements de consommateurs importants. D’un autre côté, les pays africains vont encore connaître une forte progression démographique pendant au moins deux ou trois décennies, et peuvent dans une vision à moyen terme constituer des viviers de consommateurs. Toutefois se posent ici deux problèmes. Les grandes enseignes occidentales sauront-elles s’adapter aux spécificités de consommation des pays les plus peuplés tout en gardant des marges de rentabilité suffisamment fortes pour compenser les difficultés rencontrées sur leurs marchés natifs ? Et surtout, les acteurs publics et privés de ces pays ne préféreront-ils pas favoriser l’émergence d’enseignes nationales à part entière ? Pour rappel, si l’on prend à nouveau l’exemple de la Chine, la part de marché des grandes enseignes locales est presque quatre fois supérieure à celle des enseignes étrangères, et ceci sans compter bien sûr le commerce électronique.
Quelles stratégies pour les enseignes du retail ?
Devons-nous nous inquiéter dès à présent de ce retournement de la démographie mondiale ? De nombreux acteurs qui se focalisent uniquement sur l’Europe et sur le vieillissement de la population ne l’ont pas encore bien perçue. Cette crise va arriver au plus tard en 2043, mais elle a déjà commencé en Chine et elle pourrait être plus précoce dans de nombreux pays. Certains parlent de 2030. 2043 (ou moins) veut dire moins de 20 ans, soit un horizon qui correspond aux projections financières de nombreux investisseurs aujourd’hui, notamment dans les fonds impact et au calcul des risques dans les stratégies ESG et les certifications associées. Ou pour le dire de façon plus directe, tout ceux qui ont moins de 60 ans aujourd’hui devraient se sentir concernés pour eux-mêmes ou pour leurs enfants et petits-enfants.
Bien sûr, le commerce ne sera pas le seul secteur impacté. Le marché du logement, mondialement comme localement, devrait être totalement chamboulé, avec des chutes probables de valeurs financières. La capacité des états ou des collectivités territoriales à assurer leurs fonctions historiques risque d’être fortement remise en cause, tant en termes de prestations sociales, de financement de l’éducation ou de la santé que de gestion des moyens de transport. Si ce n’est pas directement, cela le sera au moins indirectement comme conséquence des troubles et des conflits géopolitiques qui ne manqueraient de subvenir, notamment au travers de nationalismes exacerbés. Enfin, loin de réduire les risques environnementaux à court et moyen termes, cela pourrait au contraire les amplifier avec des postures politiques visant à maintenir pouvoir d’achat et volumes de consommation, par exemple en favorisant l’utilisation de certaines énergies fossiles (charbon, pétrole)[1] voire à prolonger la durée de vie des équipements.
La crise de la Covid-19 aura peut-être servi de révélateur de cette situation : elle a accéléré la baisse de la natalité, elle a montré l’importance de certains personnels, comme elle a dévoilé les conséquences des difficultés de production et d’approvisionnement. Alors quels scénarios pour le commerce et la distribution ? Une stratégie plutôt à court terme axée sur le marketing, le « social selling » et le « retail media » ? Une réorganisation partielle ou totale de la chaîne d’approvisionnement ; de nouveaux partages de la chaîne d’information avec les fournisseurs accompagnant un recentrage drastique des offres ? Une adoption massive des ressources technologiques passant de l’industrie 4.0 au commerce 4.0 ? Ou l’accompagnement des consommateurs vers la société 5.0 ?
[1] Document présenté lors de la création du PICOM – Pôle de Compétitivité des Industries du Commerce – février 2005 page 14 et suivantes.
[2] Hors Japon.
[3] Chiffres 2022.
[4] 80,1 pour l’Europe et 85 prévus en 2050. Soit 35% de plus de 60 ans et 16% de moins de 18 ans.
[5] Auguste Comte, disait « la démographie, c’est le destin ».
[6] https://www.lesechos.fr/2017/06/quand-le-responsable-des-achats-remplace-la-menagere-172703
[7] C’est le projet de l’Industrie 4.0 notamment développé par l’Allemagne, le Japon, la Chine et la Corée du Nord.
[8] Bouclier tarifaire, remises, subventions, baisse des aides à la rénovation thermique, réactivation des centrales à charbon, etc.