A l’heure où nous écrivons[1], la guerre s’étend en Ukraine. Objectivement, il est difficile de décrypter les buts de l’attaque russe. Aujourd’hui l’analyse est piégée entre l’intoxication et la propagande. On peut alors essayer de repérer des schémas anciens, pour identifier des séquences stratégiques et imaginer la suite. Par exemple, l’alliance Russie-Chine s’apparente-t-elle ou non à l’alliance germano-soviétique de 1939 ? Souvent interprétée comme une alliance de dépit, face au blocage américain soucieux de conserver son protectorat sur l’Europe et de l’étendre le plus à l’Est, elle pourrait être analysée à la lumière des derniers événements comme une alliance offensive permettant de rendre la Russie insensible aux seules ripostes possibles pour l’Europe. Ce qui ouvre sur des perspectives très inquiétantes.
En effet, face à l’Ukraine que risque la Russie ? Sur le plan militaire la disproportion des forces est patente mais les guerres ne sont jamais faciles et peuvent réserver des surprises. Les soviétiques en Pologne ou en Finlande l’ont appris. Mais il est évident qu’en l’absence d’engagement direct américain les européens ne pourront pas aider militairement substantiellement les Ukrainiens dont le pouvoir politique est faible et dont certains dirigeants sont corrompus, M. Biden est bien placé pour le savoir.
Ces circonstances mettent également le constat que, de façon dangereuse, l’Europe ne s’est construite ni comme une puissance politique, ni comme une puissance militaire. Au contraire, elle s’est à la fois alignée sur les objectifs politiques américains et appuyée sur les moyens militaires américains dans le cadre de l’OTAN. Sa puissance en matière d’industrie d’armement sophistiquée est faible, les efforts de production et d’exportation proprement européens ont été systématiquement combattus par les Américains qui fournissent de facto les principaux équipements. Abrités, pensaient-ils, dans l’OTAN et dans l’Union Européenne, les pays se sont désarmés réduisant année après année leurs capacités opérationnelles et leurs industries de guerre.
L’Europe n’a donc pas le choix. Elle ne peut réagir que par des sanctions économiques : des blocages d’avoirs et des blocus de toutes sortes. Aussi, elle les a décidées malgré l’opposition notamment des Allemands et des pays nordiques très dépendants du gaz russe, révélant ainsi les ambiguïtés de l’Europe qui a toléré l’évidente imprudence allemande dans ses choix énergétiques. Mais surtout il faut prendre conscience de la grande faiblesse de ces décisions car les stratégies de blocus généralisés sont plus adaptées aux puissances maritimes qu’aux puissances continentales. Or l’Europe est une entité continentale dont le destin se joue sur le continent face à une puissance continentale concurrente.
Cette inadaptation stratégique est renforcée par des situations économiques très différentes. De prime abord, avec un PIB en parité de pouvoir d’achat (PIBppa) équivalent à celui de l’Allemagne, la Russie, grâce à sa production pétrolière et gazière massivement exportée[2] est peu endettée (18% du PIB). Elle a des réserves de change abondantes (38% PIB) et peu exposées au dollar. Grâce à son alliance avec la Chine, la Russie ne dépend pas exclusivement de l’Europe ni pour ses exportations, ni du réseau Swift pour encaisser ses recettes.
La situation de l’Europe est inverse, certes son PIBppa est 5 fois plus élevé que le PIBppa russe, mais elle est faible militairement, largement endettée y compris en Allemagne. Elle dépend des exportations en énergie et de gaz russe en particulier, en quantité et en prix. Par ailleurs les blocages commerciaux frapperont fortement l’Europe premier partenaire de la Russie : 35% de ses importations en 2020 (dont 10% Allemagne, 4,4% Italie et 3,5% France) à comparer aux 5,6% des Etats-Unis.
Au total, si l‘application stricte et durable des sanctions frappera de façon forte la Russie, les effets sur les Européens seront rapides et aussi importants avec vraisemblablement l’arrivée d’une inflation forte et d’une récession. Contrairement à la crise COVID, la BCE ne pourra pas intervenir en soutien de l’activité. Les Etats-Unis ne pourront pas compenser durablement et ce choc se répercutera inévitablement aux Etats-Unis. L’Europe a donc peu de capacités de résistance.
Dans les prochains mois, le paysage économique sera donc fortement dépendant tout d’abord de la durée et de l’intensité non seulement des combats mais aussi des rétorsions économiques.
La crise COVID a fait prendre conscience qu’une organisation économique internationale qui repose exclusivement sur l’optimisation des chaines de production par l’unique critère des coûts était dangereuse pour les populations, le thème de la production locale est donc logiquement redevenu un argument fort de vente.
La crise ukrainienne doit impérativement faire conclure aux peuples et aux dirigeants européens que la défense européenne ne peut pas reposer exclusivement sur une alliance avec une puissance extérieure à l’Europe mais sur des moyens humains et techniques dont l’Europe assume seule l’usage. Par ailleurs la sécurité ainsi acquise ne sera crédible que si l’Europe ne dépend pas substantiellement d’importations dans les domaines stratégiques des industries de l’armement, de l’énergie, et des produits agricoles et pharmaceutiques.
Pour la suite, les décisions que prendront les dirigeants seront structurantes. Elles devraient marquer la fin d’un ordre économique où les questions de sécurité n’étaient traitées que dans le cadre d’un ordre international dominé par les Etats Unis, mais qui ne résiste pas à l’expérience de la réalité. Il est vraisemblable que cela passera par la reconnaissance d’un monde devenu multi polaire. Cela devrait entrainer un rééquilibrage Est/Ouest des flux commerciaux avec des relocalisations et une réorganisation intra zones régionales.
La liberté ne peut exister qu’au prix de l’indépendance. Rien de nouveau sous le soleil.
Article à suivre dans quelques semaines ou mois…
[1] 2 mars 2022
[2] La Russie est le plus grand exportateur de gaz naturel au monde, le deuxième exportateur de pétrole et le troisième exportateur de charbon. On rappellera que la mesure du PIB utilisée pour évaluer le poids de la Russie dans le monde a pour inconvénient notable de ne pas hiérarchiser les valeurs ajoutées, et de diluer ainsi l’importance des dépendances des secteurs économiques pour estimer la résilience des économies. Or l’énergie est un des socles matériels essentiels de l’économie contemporaine.
La construction d’une nouvelle Europe à condition que la Russie lui en laisse le temps. Stratégiquement l’intérêt de Poutine est de poursuivre son offensive au delà de l’Ikraine sans attendre que nous renforcions notre puissance militaire, et avec la conviction que les USA n’enverrons pas ou peu de troupes en Europe
Oui je pense que le projet économique qui repose sur l’image du monde comme un village qui doit être approvisionné par un seul distributeur, à savoir les Etats-Unis, que ce soit à travers l’économie de connaissances, ou l’économie du savoir-faire.
Cette stratégie a été entravée par d’autres visions du monde en accumulant la richesse interne d’un autre village (Est) afin de se positionner comme un concurrent dans une course au pouvoir.
Je partage votre idée qui consiste à expliquer ce phénomène dans une approche théorique basée sur l’expérience du passé, cependant l’évolution des courants de pensée entre hier et aujourd’hui en Est, nous oblige à réévaluer cette stratégie une fois que nous pourrions accepter données réelles.
Analyse intéressante, objective et réaliste qui ne nous laisse pas espérer des lendemains qui chantent, contrairement aux fanfaronnades que l’on observe ici ou là.
C’est bien le risque principal évoqué en début de chronique, toutefois cela nécessiterait d’engager beaucoup plus de troupes et/ou de jouer de la menace nucléaire.