La pandémie, la crise de l’énergie, l’inflation galopante, les pénuries alimentaires, placent le consommateur et le secteur du commerce sous contraintes. L’inflation, que l’économiste Jean-Marc Daniel qualifie « d’inflation au sens de Cantillon[1] », va conduire à une baisse du pouvoir d’achat des consommateurs et modifier leurs comportements. Devenus plus exigeants, ces derniers vont pousser le commerce à se réinventer.
L’inflation galopante est de retour dans la zone euro. Ainsi, d’après les données de l’OCDE, l’inflation mesurée par l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH)[2] a atteint 9,2 % en glissement annuel en décembre 2022 versus 10,1 % en novembre. En France, d’après l’INSEE, la hausse des prix à la consommation s’est élevée à 5,2 % en moyenne annuelle sur l’année 2022. En 2021, elle était de 1,6 %. L’importante hausse des prix à la consommation a modifié les habitudes d’achat et de consommation des ménages. Selon un sondage d’Opinion Way, publié en décembre 2022 et réalisé par la société Bonial, spécialiste de la communication entre consommateurs et chaînes de points de vente, 82 % des consommateurs ont l’intention de faire évoluer leurs comportements.
Les nouvelles habitudes d’achat des ménages face à l’inflation
L’inflation qui a débuté à l’été 2021 a incité de nombreux Français à modifier leurs habitudes de consommation pour préserver leur pouvoir d’achat. Une étude réalisée par Cofidis sur le budget des Français pour l’année 2023 et leurs prévisions de dépenses et de restrictions indique « qu’ils sont 7 sur 10 à avoir changé leurs habitudes de consommation pour s’adapter tant bien que mal à la crise économique […] « Les consommateurs préfèrent les circuits courts (26 %) ou même l’achat des produits de seconde main ».
Faisant donc plus attention à leurs dépenses, les ménages français choisissent les marques de distributeurs (MDD). C’est ce que révèle entre autres l’enquête menée par la société Yougov en octobre 2022 pour le compte d’AlixPartners. En magasin, les chariots contiennent de nombreux produits de marques de distribution : « un tiers des Français annoncent en acheter davantage, tandis qu’ils sont 27 % à avoir réduit leurs achats de marques nationales ». Ces derniers mois, les produits des distributeurs ont vu leurs ventes s’envoler.
Outre la composition des chariots, il semblerait que les consommateurs soient enclins à modifier leur choix de l’enseigne pour faire leurs courses. D’aucuns parlent de « bataille autour de l’image prix en 2023 ». Ainsi, toujours selon l’enquête évoquée précédemment, en réaction à l’inflation, Lidl se situe en tête des enseignes les plus fréquentées au cours des douze derniers mois (56 %), devant Leclerc (52 %) et Carrefour (48 %).
Ces changements d’habitudes des consommateurs se reflètent également au niveau du commerce électronique. En effet, dans ce contexte d’inflation, le commerce électronique français a enregistré une baisse de 7 % des transactions en ligne en 2022, selon l’éditeur de portails e-commerçants Webloyalty. Cette tendance à la baisse concerne de nombreux secteurs, notamment l’alimentaire et la mode. Au total, après des années d’euphorie, le commerce en ligne semble souffrir davantage de l’inflation que les magasins. C’est le cas par exemple d’Amazon qui, rattrapé par l’inflation, a vu ses ventes baisser en 2022 et son action chuter. L’inflation est venue altérer le contexte favorable dont a longtemps bénéficié ce géant du numérique.
Face aux changements de comportement des ménages résultant du retour de l’inflation, le secteur du commerce doit se renouveler.
Le commerce doit constamment se renouveler pour répondre aux attentes d’une clientèle devenue plus exigeante et versatile
De nombreuses pistes sont explorées pour recréer du trafic en point de vente et sur internet, telles que :
- Le développement de l’économie circulaire pour répondre aux nouveaux modes de consommation
Le passage de l’économie linéaire[3] à l’économie circulaire pousse les marques et enseignes à revoir leur modèle économique.
Une étude de l’Observatoire Cetelem publiée en 2022 démontre que, « face au « pouvoir de revente du consommateur (NDL : avènement du « consommateur – vendeur ») et son aspiration à acheter responsable, marques et enseignes s’adaptent ». Ces derniers ont commencé à revoir leur manière de vendre en proposant une offre de seconde main (acquisition d’un objet ayant déjà servi) ou la location de produits (« économie de la fonctionnalité » qui privilégie l’usage à la possession et qui préconise la vente de services liés au produit plutôt que le produit lui-même). D’autres créent des sites de revente ou collectent des vêtements usagers afin de les recycler. « Les magasins d’aujourd’hui sont des lieux de vente et, pour certains, déjà des lieux de vie ; demain, ils seront des lieux d’échanges et de remise en vie des produits », déclare l’Observatoire Cetelem.
Au total, les marques et les enseignes peuvent tirer de nombreux avantages de l’économie circulaire. D’aucuns estiment que ce nouveau modèle économique constitue une démarche indispensable pour l’avenir.
- L’optimisation du parcours client pour fidéliser ce dernier
La fidélisation de la clientèle est devenue une approche complexe dans un environnement où les consommateurs sont de plus en plus exigeants.
En période d’inflation galopante, la fidélisation est liée essentiellement au prix, mais aussi aux remises et promotions. Ainsi, selon une étude d’Emarsys, filiale de SAP et plateforme d’engagement omnicanal, publiée en novembre 2022, deux consommateurs sur trois ont quitté des marques à l’égard desquelles ils étaient fidèles afin d’économiser de l’argent. Quant aux remises et promotions, l’étude révèle qu’elles constituent également des motivations importantes dans le processus d’attachement à la marque.
En outre, pour attirer la clientèle et la fidéliser, il est important d’optimiser le parcours client.
Le parcours client (« customer journey ») désigne l’ensemble des étapes réelles ou probables parcourues par un client dans sa relation et ses échanges avec une marque ou une entreprise. Il ne faut pas confondre ce concept avec celui de processus d’achat (« Buying/purchase funnel »).Dans le processus d’achat, l’objectif final est la vente. Les efforts sont canalisés sur la promotion de l’offre. En revanche, le parcours client s’intéresse davantage à la satisfaction du client. Il focalise sur l’expérience client, avant, pendant et après l’achat.
- Le changement de stratégie commerciale : adaptation de l’offre à l’inflation
Quand les prix s’emballent, les stratégies commerciales se modifient.
Le retour de l’inflation remet en cause les stratégies commerciales qui, jusqu’à présent, bénéficiaient d’une inflation nulle, voire d’une déflation jusqu’à l’apparition de la pandémie.
Le nouveau défi pour le secteur commercial est de reconsidérer le plaisir de consommer pour relancer le trafic, de conforter une relation de confiance avec la marque et de rassembler une audience autour d’une marque unique.
Pour faire oublier l’inflation et encourager la consommation, la grande distribution a recours à des stratégies commerciales « d’inflation masquée » comme la « shrinkflation », la « cheapflation » et des campagnes promotionnelles plus agressives.
a) La « shrinkflation ou « réduflation » est une technique légale mais dont l’éthique est discutable. Utilisée par les distributeurs et fabricants, elle consiste à réduire la quantité de 5 à 10 % tout en conservant son emballage et son prix d’origine. « Une solution pour faire payer l’inflation par les consommateurs en toute discrétion », écrit Léandre Herman-Kasse, journaliste chez Challenges. Pratique ancienne dans le monde anglo-saxon, la « réduflation » a fait son apparition en France début octobre 2008 avec la transposition de la directive européenne 2007/45 fixant les règles relatives aux quantités nominales de certains produits en préemballages. Cette directive ne maintient des quantités nominales obligatoires que pour un nombre très limité de produits, principalement les vins et spiritueux. Ce procédé commercial faisant polémique eu égard au manque de transparence, Foodwatch, une ONG de défense des consommateurs, a mené une étude en septembre 2022 dans laquelle elle a mis en cause six marques connues de la grande distribution. De son côté, la DGCCRF a épinglé une quarantaine de points de vente.
b) La « cheapflation » ou la baisse de la qualité des aliments consiste « à remplacer certains produits ou aliments par des substituts (alimentaires ou non) moins chers » (dixit John Plassard, économiste à la banque Mirabaud). Comme le souligne cet économiste, cette stratégie « permet aux grandes marques de conserver leurs marges », mais elle conduit à la « malbouffe ». John Plassard met en garde le consommateur contre « le risque numéro un : la dégradation de son alimentation face à des produits clairement moins digestes et souvent beaucoup plus gras ».
c) Enfin, avec la flambée des prix, on assiste à un boom des cartes de fidélité car pour relancer la consommation, « faire passer » l’inflation et se démarquer des concurrents, les distributeurs lancent des offres promotionnelles et proposent des cartes de fidélité plus généreuses. « Le chiffre d’affaires des opérations promotionnelles liées à la carte de fidélité a augmenté de 17,5 % en 2022, contre 6 % pour celui des promos, toutes confondues », déclare Daniel Ducrocq, directeur du service distribution Europe de l’institut Nielsen IQ. « Les enseignes changent aussi la manière dont elles communiquent les promos catalogues à leurs clients, avec davantage de mails, de SMS… » ajoute Daniel Ducrocq.
[1] Dans l’inflation au sens de Cantillon, « seuls certains prix augmentent. La hausse n’est ni générale, ni durable » alors que dans l’inflation « au sens de Ricardo », « tous les prix augmentent pratiquement au même rythme, y compris le coût du travail, que représentent les salaires » (dixit Jean-Marc Daniel).
[2] Les indices des prix à la consommation harmonisés (IPCH) « mesurent l’évolution dans le temps des prix des biens et des services à la consommation acquis par les ménages. Ils donnent une mesure comptable de l’inflation, car ils sont calculés selon des définitions harmonisés » (Source : Eurostat).
[3] L’économie linéaire (« extraire, produire, consommer, jeter ») s’oppose à l’économie circulaire (« éco-concevoir, consommer, recycler et réutiliser »).