Les dispositifs digitaux territoriaux (DDT) pour le commerce urbain en France. Recension empirique et analyse inductive [1]

Des centres-villes en voie de dévitalisation

A l’ère du digital, l’apparition de nouveaux canaux de distribution et de consommation bouleverse les comportements d’achat : le e-commerce permet, entre autres, aux consommateurs d’accéder à une offre illimitée et à une information totale la concernant, en tout lieu et à toute heure. De plus, la multiplication en périphérie de zones commerciales continue d’attirer des consommateurs hors des centres-villes. Dans ce contexte, de nombreuses villes connaissent une vacance commerciale grandissante, due à une baisse inédite de la fréquentation des commerces, et à une forte diminution de leur chiffre d’affaires (Badot et Moreno, 2016). Avec une moyenne nationale de vacances commerciales de 11,9%, l’indicateur, en nette augmentation depuis une dizaine d’années, confirme l’assise d’un phénomène de dévitalisation commerciale tenace. Ce contexte explique la fermeture de nombreux commerces de centres-villes, qui ne peuvent se maintenir. Ce phénomène inquiète experts et chercheurs, pour qui restaurer la compétitivité des commerces urbains devient un enjeu d’envergure pour préserver la vitalité des centres-villes.

Au sein du monde du commerce, le « phygital » semble aujourd’hui s’imposer : le consommateur souhaite et pratique une hybridation de canaux de consommation online/offline, et en ce sens, tout comme la grande distribution et de nombreux pure players, le commerce de proximité doit s’adapter. Avec le plan Action Cœur de ville et la loi ELAN, qui confèrent une place importante au phygital dans les ORT (Opérations de Revitalisation de Territoire), de nombreux dispositifs digitaux territoriaux (DDT) ont vu le jour sur le territoire, avec pour objectif de redynamiser le commerce de centre-ville au travers du digital.

Les dispositifs digitaux territoriaux désignent l’ensemble des dispositifs digitaux pour le commerce urbain. De fait, ils représentent tous types de dispositifs numériques qui intègrent les commerçants de proximité pour concourir à leur processus de digitalisation. Ces derniers se développent à l’échelle d’un territoire, représenté par une concentration de commerçants liée à une localité donnée. Les DDT se déploient partout en France, à tous les prix, et proposent une myriade de fonctionnalités possibles. Aujourd’hui, de nombreux acteurs de l’économie territoriale engagés dans la revitalisation des centres-villes et des commerces promeuvent et/ou initient l’adoption et l’utilisation de ces dispositifs, sans toutefois réellement saisir les enjeux et l’ampleur des ressources à investir pour le développement de tels outils. Dès lors, ces derniers intriguent et soulèvent de nombreuses questions. Outils privilégiés pour la digitalisation des commerçants à l’échelle locale, que sont-ils réellement ? Qui en sont les instigateurs ? Quels systèmes de gouvernance s’appliquent à leur mise en place ? Comment sont-ils adoptés par les collectivités et les commerçants ? Quels effets leur utilisation a-t-elle sur l’activité des commerçants qui les expérimentent ? Quelle est leur efficacité à dynamiser l’activité des commerces d’un territoire donné ? Sous quelles conditions ?

Une littérature scientifique peu fournie

Au sein de la littérature académique, la nécessaire digitalisation des commerces physiques fait l’unanimité. Bollweg (2018) constate toutefois que ces derniers ne s’adaptent pas tous à ces changements de la même façon, ni au même rythme, et que les commerces de proximité semblent souffrir davantage de la transformation digitale du secteur. Bartelheimer et al. (2018) s’alertent eux aussi à ce sujet : « si ce phénomène se poursuit, l’activité économique des villes pourrait fortement décliner et impacter la qualité de vie au sein des centres-villes ». Toutefois, malgré le rôle primordial que les commerces de proximité jouent et les enjeux liés à leurs difficultés à se saisir de l’outil digital, force est de constater que la majorité des recherches s’est majoritairement concentrée sur le processus de transformation digitale entrepris par les grands groupes de distribution et les enseignes (Bollweg et al., 2018). Par conséquent, cette recherche contribue à renforcer le vide théorique entourant ce format commercial et son processus de digitalisation via des dispositifs digitaux.

La littérature entourant le processus de digitalisation des commerces de proximité demeure peu fournie à ce jour. Si les relations entre commerces physiques et Internet ont toujours été « turbulentes et conflictuelles » (Yildiz et al., 2019, p. 208), en cela que de nombreux freins (compréhension, intérêt, coûts, manque de temps) ont pu être identifiés pour la digitalisation des commerces de proximité, une façon de lever ces « barrières à l’entrée » réside en l’adoption de dispositifs digitaux locaux (Berendes et al., 2020 ; Ahlers et al., 2018 ; Barthelheimer et al., 2018). Cette recherche espère révéler de premiers éléments d’analyse à ce sujet, et convenir ou non de leur adéquation envers la cible commerçante.

Objectifs et méthodologie de la recherche

L’objectif de cette recherche est de contribuer à la littérature sur les plateformes digitales, sur lesquelles il existe peu d’informations concernant leur mise en place à l’échelle d’un territoire, ainsi que sur les fonctionnements et applications concrètes de leurs dispositifs adoptés par des commerçants de proximité. De même, les enjeux et les externalités produites suite à l’élaboration de telles politiques ne sont pas rigoureusement connus. Il s’agit donc ici de poser la question suivante : « Comment les DDT sont-ils mis en œuvre et quels effets majeurs apparaissent lors de leurs développements ? »

Cette recherche vise à comprendre l’expérience de diverses parties prenantes confrontées au développement et à la mise en place des DDT au sein des territoires. La récente émergence de ce phénomène en France met en « situation de changement » de nombreux acteurs publics et privés, dont le recueil des expériences personnelles vécues requiert l’emploi d’une « méthode qualitative d’orientation phénoménologique » (Ntebutse et Croyere, 2016, p. 31). Cette recherche se base plus précisément sur la posture inductive telle que décrite par Spiggle (1994), afin de pouvoir représenter de la façon la plus robuste et rigoureuse qu’il soit, « ce que l’on sait de la réalité » (p. 491). Dès lors, la démarche de la recherche ici entreprise est construite en différentes étapes successives :

  • l’observation et la collecte des données : après avoir défini le couple DDT/territoire comme unité d’observation, 52 entretiens semi-structurés ont été menés avec différentes parties prenantes témoins du développement des DDT au sein des territoires. 9 entretiens ont été conduits auprès de commerçants de proximité adhérents à ces dispositifs, et 5 questionnaires ont enfin été établis pour recueillir les témoignages d’experts de la CCI Paris Ile-de-France ;
  • l’analyse des données : dans le but de « donner un sens à des données brutes » (Blais et Martineau, 2006, p.3), une première phase d’analyse intra-cas (Eisenhardt, 1989, p. 539) est d’abord entreprise. Une fois l’analyse de chaque cas, effectuée, la phase d’analyse inter-cas débute, avec la comparaison des différents effets identifiés précédemment dans chacun des cas. Lors de l’analyse intra-cas, 65 thématiques ont été identifiées, et ont ensuite été regroupées en 6 concepts, puis en trois thèmes majeurs lors de l’analyse inter-cas ;
  • la discussion théorique : la discussion théorique va permettre aux effets identifiés et induits des phases d’analyses précédentes d’être directement confrontés aux éléments de nature théoriques qui composent la littérature académique.

Les enseignements issus de la recherche

De nombreux freins à l’adoption des dispositifs digitaux territoriaux par les commerçants

Les différentes parties prenantes interrogées témoignent de nombreuses ressources que les commerçants peinent à mobiliser dans le contexte de leur transformation digitale via l’intermédiaire des DDT. Parmi ces ressources, sont observées (1) le temps que peuvent consacrer les commerçants à l’adoption, à la compréhension puis à l’utilisation de l’outil digital, ainsi que (2) les coûts qu’ils sont capables de supporter pour adhérer puis utiliser le DDT. En parallèle, les commerçants manquent de (3) connaissances théoriques et pratiques et de compétences autour de l’utilisation d’outils digitaux dans leur activité professionnelle au quotidien, et manifestent alors, peu d’intérêt à s’en saisir. Les parties prenantes interrogées témoignent même de (4) la peur et de l’appréhension que leur acquisition suscite. De plus, l’arrivée de ces dispositifs sur le marché en grand nombre, à de faibles niveaux de maturité, inspire la méfiance, et freine l’adoption de ces derniers au sein des territoires.

La résistance au changement des commerçants et les stratégies d’intervention

Post-adoption, les commerçants qui ont décidé d’adopter un dispositif se heurtent à nouveau à de nombreux freins, et montrent de la résistance à l’utilisation des DDT : les commerçants ne mettent pas à jour le contenu des DDT, ils n’assistent pas aux réunions de formation/d’information organisées, ils refusent d’utiliser les DDT à cause des coûts engendrés post-adoption, etc. Ces résistances, d’ordre individuel et organisationnel, liées à la qualité de mise en œuvre du changement, ou encore, au changement lui-même, nécessitent d’être prises en charge au travers de différentes stratégies « correctrices », ou d’intervention, mises en place par les instigateurs/gestionnaires des DDT au sein des différentes localités et destinées à dynamiser l’utilisation des dispositifs post-adoption, à faciliter leur prise en main par les commerçants, à optimiser et maximiser la motivation, l’autonomie, et la compréhension de l’outil par ces derniers. Des stratégies d’accompagnement, de communication et de formation sont mises en place le plus souvent par les acteurs instigateurs des DDT, mais demeurent souvent sans résultats probants, du fait de résistances profondément ancrées des commerçants, du manque de ressources à investir sur le long-terme pour les contenir, et du manque de co-construction de l’offre en amont du projet, avec l’ensemble des parties prenantes.

Une nécessaire collaboration pour la mise en place des DDT

La capacité des parties prenantes à faire converger leurs intérêts impacte le développement des DDT au sein des territoires. En collaborant, les acteurs privés et/ou publics créent des synergies autour du développement des DDT, qui maximisent le recrutement des commerçants au sein des DDT, la légitimité accordée aux dispositifs, les investissements en communication, et le partage des coûts liés à l’utilisation des DDT. Alors que différents intérêts convergents peuvent être à l’origine de ces rapprochements, la collaboration entre les acteurs n’est pas systématique, ni même toujours souhaitée, du fait de l’incertitude des acteurs pour le développement des DDT, et de motivations politiques et/ou marchandes. Les intérêts de ces acteurs de différentes natures peuvent alors diverger et impacter le développement des dispositifs au sein des territoires.

Conclusion

Si de nombreuses attentes sont formulées à l’égard des DDT pour la digitalisation des commerçants de proximité, force est de constater que leur adoption puis utilisation laissent entrevoir une situation plus complexe qu’espérée. Bien que de nombreuses résistances ont été identifiées tout au long de la mise en place des dispositifs chez les commerçants, ces derniers devraient essayer de « dépasser la perception qu’ils ont de leurs spécificités » (Yildiz et al., 2019, p. 217), malgré la complexité de la tâche à accomplir. Il paraît aussi nécessaire qu’ils doivent avant tout être eux-mêmes convaincus de l’intérêt d’un tel changement, et de sa concrétisation. Les commerçants devraient alors essayer, tester, prendre le risque, tout en demeurant réalistes et conscients de leurs ressources disponibles et de leur volonté à mettre en œuvre le changement.

Concernant les parties prenantes, privées ou publiques, instigatrices, la mise en place d’une gouvernance mixte pour le développement des DDT paraît optimale pour la création de synergies importantes autour des ressources mobilisées. Ces dernières doivent toutefois être anticipées, après qu’un besoin lié au développement d’un DDT ait été identifié, et objectivé. Les résistances au changement des commerçants sous-tendent l’inadéquation entre les modèles d’affaires proposés, liés aux dispositifs digitaux, et leurs propres besoins/attentes. Dès lors, afin de minimiser ces résistances, co-construire l’outil directement avec les parties prenantes directement impactées par son utilisation semble être le type de collaboration à privilégier.

Bibliographie

Ahlers, R., Bollweg, L., Lackes, R., Ruegenberg, A., Reza, A., & Siepermann, M. (2018). Are local retailers conquering the long tail? A web usage and association rule mining approach on local shopping platforms. Proceedings of the 2018 Multikonferenz Wirtschaftsinformatik, Lüneburg, Germany, 6-9.

Badot, O. et Moreno, D. (2016). Commerce et urbanisme commercial. Les grands enjeux de demain : regards croisés économie-droit, Caen, EMS Editions.

Bartelheimer, C., Betzing, J. H., Berendes, C. I., & Beverungen, D. (2018). Designing multi-sided community platforms for local high street retail. Research Papers. https://aisel.aisnet.org/ecis2018_rp/140.

Berendes, C. I., Zur Heiden, P., Niemann, M., Hoffmeister, B., & Becker, J. (2020). Usage of Local Online Platforms in Retail: Insights from retailers’ expectations. ECIS.

Blais, M., et Martineau, S. (2006). L’analyse inductive générale: description d’une démarche visant à donner un sens à des données brutes. Recherches qualitatives, 26(2), 1-18.

Bollweg, L. M. (2018). The digital transformation of local owner-operated retail outlets (Doctoral dissertation).

Bollweg, L., Lackes, R., Siepermann, M., & Weber, P. (2018). Carrot-or-Stick: How to Trigger the Digitalization of Local Owner Operated Retail Outlets?. Proceedings of the 51st Hawaii International Conference on System Sciences.

Eisenhardt, K. M. (1989). Building theories from case study research. Academy of management review, 14(4), 532-550.

Ntebutse, J. G., et Croyere, N. (2016). Intérêt et valeur du récit phénoménologique: une logique de découverte. Recherche en soins infirmiers, (1), 28-38.

Spiggle, S. (1994). Analysis and interpretation of qualitative data in consumer research. Journal of consumer research21(3), 491-503.

Yildiz, H., Heitz-Spahn, S., & Siadou-Martin, B. (2019). (R)évolution du commerce de centre-ville : de l’état des lieux à la résilience ? Edition universitaire de Lorraine.


[1] Cette synthèse est issue de la recherche doctorale de Mme Anne-Sophie Clément menée à l’ESCP sous la direction du Professeur Olivier Badot.

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