Quand et comment allons-nous comprendre ce que nous vivons, pour en tirer des leçons ? La question est d’abord, évidemment, sanitaire et géostratégique pour le consommateur déconfiné. Comment mieux repérer les crises qui peuvent survenir, sanitaires, financières, militaires pour développer une « autonomie stratégique » ?
Ce qui se passe actuellement montre bien, en effet, qu’en dépit de tous nos experts, radars et médias, nous avons raté « l’éléphant dans la pièce » : la montée des cas en Chine et leur expansion mondiale, perdus dans les méandres analytiques de l’OMS qui n’ose rien dire clairement ! La question devient maintenant économique, avec le reflux de la maladie, en se demandant comment comprendre et canaliser l’évolution de la consommation à laquelle nous allons assister. Les terrasses sont aujourd’hui ouvertes et remplies. Un vent de libération se met à souffler. Les masques tombent ! Derrière ces phrases et commentaires que l’on trouve partout, il y a l’idée implicite d’une compensation, d’une décompression de l’épargne qui pourrait pousser à une nouvelle phase de croissance. Mais laquelle ?
Vengeance ? C’est l’idée de rattraper au plus vite la consommation perdue
Mais il n’est pas certain que nous allons acheter plus de vêtements ou de chaussures. Et si les vêtements et les chaussures sont là pour étancher notre soif de consommation, la chose sera moins sûre pour les automobiles, avec des pénuries de puces, ou avec de nouvelles questions sur leur consommation d’essence ou sur leur pollution. Et que va-t-il se passer pour les services perdus ? Faute d’être allés en vacances, il n’est pas certain non plus que nous allons partir plus loin, plus longtemps ou dans des résidences plus coûteuses. Se venger, mais contre qui ? Boycotter, mais qui, sauf à entrer dans des logiques complotistes ?
Revanche ? C’est l’idée de retenir des leçons de la pandémie, mais lesquelles ?
Allons-nous moins surconsommer, moins « survoyager » ? Une sorte de frugalité que les « verts » nous conseillent ? Allons-nous trouver un nouvel équilibre entre travail au bureau et télétravail, entre grande ville encombrée et ville ou village plus paisible ? Allons-nous trouver de nouveaux arts de vivre, comme nous le proposent les médias qui nous vantent de grandes maisons à 100 kilomètres d’une grande ville pour le prix d’un trois pièces dans son centre ? Mais ces « grands basculements » auront aussi leurs limites. Des inquiétudes vont demeurer : celles des variants ou d’une nouvelle vague de la pandémie devant nos comportements trop oublieux, celles du chômage ou d’une croissance plus faible, celles d’une fiscalité qui deviendrait plus lourde, pour réduire la dette ou « faire payer les riches ». Viendront aussi d’autres questions : la vie en campagne, plus calme, va-t-elle vraiment compenser la trépidation urbaine ? Et si, « post-pandémie », la société du(de la) salarié(e) ferme, réduit ses effectifs ou est rachetée, quel emploi trouver dans un marché du travail plus restreint, car plus éloigné d’une grande ville ?
Vengeance ou revanche ? La désépargne aura des limites, liées à la reconstruction de la consommation qui s’opère devant nous, et qui n’est pas encore très claire
En effet, la demande actuellement soutenue en France (mais pas seulement ici) à force de milliards d’euros de dette, va accélérer en fait les changements de l’offre. L’utilisation de l’épargne « déconfinée » va faire émerger de nouvelles demandes et de nouveaux comportements : davantage de click and collect et de supermarchés de proximité, davantage d’e-achats, plus de discussions par skype pour préciser les demandes, avoir plus de conseils et d’informations sans pour autant sortir de chez soi ou du bureau. Par différence, on verra alors ce qui sera davantage menacé. Les structures fragiles, qui étaient déjà peu ou mal adaptées, ne bénéficieront pas des nouveaux flux de demandes : ils prendront d’autres voies et emprunteront d’autres canaux. Et ceci quand ces structures, plus fragilisées encore, devront rembourser les crédits du « quoi qu’il en coûte ». La désépargne ira vers le plus neuf.
Cette reconstruction de la consommation dépendra des nouveaux rapports entre offre et demande qui vont se nouer. Or nous ne les maîtriserons pas, avec nos outils économiques antérieurs
En face des canaux de l’offre, qui doivent se recomposer, on voit en effet les limites des politiques (keynésiennes) de répartition des revenus, dans un pays en faible croissance et vieillissant. S’y ajoutent des soucis écologiques, qui offrent plus de questions que de solutions.
De « nouvelles trente glorieuses » sont sans doute devant nous, sous la houlette des maîtres mondiaux de l’information-communication, les GAFAM. Mais nul ne sait les dessiner
Le consommateur déconfiné sera un nouveau consommateur, mais lequel ? Plus proche, il sera mieux informé et surtout mieux connu, cerné et prévisible, mais par quels info-distributeurs ? Et la question deviendra : ce nouveau consommateur sera-t-il autant porteur de croissance que son prédécesseur, celui des premières « trente glorieuses » ? Permettra-t-il de construire des filières de consommation, donc de production et de distribution aussi stables et riches en emplois ? Déjà, on voit naître des « recentrations » de filières, autour de nouveaux venus et des crises apparaissent, notamment dans les très grandes surfaces et les grands magasins. Ce seront les GAFAM qui nous diront quels seront les gagnants, les Macy’s et Carrefour de ce temps. Ça commence, jusqu’où ?
Professeur émérite de sciences économiques à l’Université Paris Panthéon Assas, Jean-Paul Betbeze est ancien chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA et membre du Cercle des économistes.