Qui de souvient encore de Fernand Bouquerel ? On pense trop facilement, et trop souvent, que le monde des études de marché n’aurait que faiblement évolué ces dernières années, porté simplement par quelques innovations technologiques ayant facilité la collecte de l’information ou la vitesse de son traitement. Pourtant, en relisant les écrits de certains fondateurs de la pratique française des études de marché, il est possible de mesurer des changements marquants, d’ailleurs pas toujours si positifs. Suivons ici, la pensée de Fernand Bouquerel, considéré comme l’un des pionniers des études de marché.
Aujourd’hui relativement oublié en dehors d’un petit nombre d’experts ou de quelques praticiens chenus, Fernand Bouquerel n’a pas les honneurs d’une fiche Wikipedia et les informations collectées par IA restent limitées aux notices des éditeurs. Fernand Bouquerel (1914?-1997) était ingénieur de l’École Breguet, établissement technique de référence à cette époque. Il obtint également un diplôme du Centre de Perfectionnement dans l’Administration des Affaires (C.P.A.) de la Chambre de Commerce de Paris. Il débuta sa carrière aux Mines de Marlès (Pas-de-Calais), avant de participer à l’installation de la Manufacture d’Isolants et Objets Moulés de Vitry, branche de la C.G.E. (Compagnie Générale d’Électricité), où il occupa un poste de Direction commerciale. Cette expérience industrielle et commerciale lui donna une conscience aiguë de la globalité de la vie de l’entreprise. Bouquerel fut titulaire du Grand Prix de l’Académie des Sciences Commerciales en 1966 pour son ouvrage « L’étude de marché au service de l’entreprise », et devint, par la suite, membre de cette institution. Il enseigna au C.P.A. et dans d’autres institutions, et fut le fondateur de l’A.P.C.E.I.
« L’Étude des Marchés au Service de l’Entreprise », son œuvre majeure, publiée aux Presses Universitaires de France (1953-1954), constitue un travail fondateur dans le domaine des études de marché en France. L’ouvrage comblait une « regrettable lacune dans notre littérature économique » selon les critiques de l’époque, contrairement aux pays anglo-saxons où de tels ouvrages « foisonnaient ». La synthèse de ce livre en trois, puis quatre tomes, « Les Études de Marchés » (Collection « Que sais-je ? »), publiée en 1966 sera régulièrement rééditée et connaîtra huit éditions régulièrement mises à jour. Cette longévité dans l’édition, témoigne du succès durable de ses idées et surtout du maitien de leur pertinence sur plusieurs décennies.
Plutôt qu’une longue et fastidieuse dissertation sur les idées de Fernand Bouquerel, privilégions ici les citations. Le lecteur trouvera peut-être parfois le langage un peu suranné, mais il constatera en revanche que ses idées ne sont ni désuètes, ni dépassées à l’heure de l’intelligence artificielle[1]. Bien au contraire.
Dans son livre[2], Fernand Bouquerel, pose la pratique des études de marchés sous un triple principe :
- la remise en cause d’un modèle économique en temps de crise et plus largement d’une certaine idéologie économique ;
- les principes d’une entreprise durable, fondés sur la rigueur méthodologique et la prise en compte du temps long ;
- l’analyse holistique des marchés dans une vision multidimensionnelle et dynamique.
La remise en cause d’un modèle économique en tant de crise
Fernand Bouquerel tient, dès l’introduction, à placer sa réflexion sous une égide historique douloureuse :
« Héritiers spirituels des entrepreneurs du XIXe siècle, ceux du XX vécurent, au moins pendant les trois premières décennies, en fonction d’un credo qui fut la loi de leurs prédécesseurs :
- Il ne saurait y avoir de surproduction généralisée, l’offre crée la demande.
- La rente est d’autant plus importante que les prix de revient de nos confrères sont plus élevés que les nôtres.
Conclusion : consacrons tous nos efforts à l’invention et à l’organisation de la production puisque nous sommes assurés de vendre tout ce que nous fabriquerons. » …
« La tempête qui se déclencha à la Bourse de New York le 18 octobre 1929 marqua le début d’une crise économique mondiale sans précédent et démontra qu’il ne suffisait plus de bien gérer son entreprise pour que son existence ne soit pas mise en péril. L’économie des moyens s’était révélée insuffisante»[3].
Rappelons que Fernand Bouquerel avait quinze ans à cette époque et qu’il en a donc subit toutes les conséquences dans sa vie quotidienne. Ce seul rappel justifie, pour lui, l’importance des études de marchés pour protéger l’entreprise, mais aussi d’une manière de procéder, en intégrant à chaque étude toutes les dimensions conjoncturelles et structurelles nécessaires.
Précisons aussi, que lui, comme d’autres auteurs qui s’exprimaient dans ces années 60 où la grande consommation était encore balbutiante, parlait de « vouloir d’achat[4] », c’est-à-dire de « l’opinion que les consommateurs ont des conditions futures de leur genre de vie … [qui] tend à fixer ou à établir une échelle des valeurs dans la conclusion des prochains achats ». Déjà il s’inquiétait des évolutions de ce vouloir d’achat sur le long terme :
« A long terme, il y a lieu de prévoir une tendance à la stabilité prochaine du vouloir d’achat pour les biens du secteur primaire proposés par les entreprises agricoles et industrielles de biens alimentaires de consommation. Quant aux biens du secteur secondaire … ils sont […] délaissés au profit de ceux du secteur tertiaire. Monsieur J. Fourastié nous montre, dans une image saisissante, que « Nous ne sommes pas saturés de secondaire, chacun d’entre nous achèterait bien des automobiles ou d’autres produits manufacturés, mais l’expérience prouve que nous préférons cependant, à la petite semaine, aller au cinéma » … ».
En somme, et à quelques évolutions technologiques près, des interrogations qui recouvrent encore une actualité cuissante avec la reprise du concept par Pascal Perri dans ses travaux pour la Fondapol, par Alexandre Mirlicourtois dans nombre de ses interventions sur Xerfi Canal ou encore par Benoît Heilbrunn, philosophe et professeur à ESCP Business School, développant une critique radicale du concept de pouvoir d’achat, devenu un « mythe » au sens barthésien du terme.
Les interrogations sur la rigueur méthodologique comme la critique de l’idéologie économique resteront aux cœurs des réflexions de Fernand Bouquerel comme le montre son dernier ouvrage, publié en 1991 : « Cinquante ans d’économie contemporaine : Histoire et dérives« . L’exigence de rigueur empirique qu’il appliquait aux études de marché reste cruciale pour l’analyse économique. Sa critique des analyses « au rabais » et son insistance sur la qualité des données trouvent un écho particulier à l’ère de la « post-vérité » et de la multiplication des sources d’information. Alors que dans le même temps, la notion de « dérives » suggère une approche critique des dogmes économiques, particulièrement pertinente face aux débats contemporains sur l’efficience des marchés, les inégalités et les externalités.
Les principes d’une entreprise durable pour Fernand Bouquerel
Pour Fernand Bouquerel, l’étude de marché n’est pas qu’un moyen, c’est une nécessité vitale pour assurer la pérennité de l’entreprise sur le temps le plus long. Ce qui l’intéresse avant tout c’est la réussite de l’entreprise, comme finalité ultime. On ne s’étonnera donc pas que plutôt que de s’étendre sur les techniques existantes il préfère insister sur la finalité des études de marchés, sur les raisons d’échec et les résistances internes. Quatre idées majeures cernent cette pensée :
- Une vision holisitique de l’entreprise dans son environnement :
« Nous estimons que nous devons être à la disposition de chacune des six fonctions qui constituent l’entreprise, toute l’entreprise et pas simplement celle du service commercial. À savoir la R&D avec les services juriques liés aux brevets, les services de développement, la production et les achats, etc. »
« Il n’y a aucune raison pour que notre mission d’information se limite au marché des biens et services offerts par notre entreprise. Nos informations et enquêtes doivent être étendues au marché des matières premières et fournitures de tous ordres En bref aux approvisionnements nécessaires à la bonne marche de notre entreprise. Il en est de même pour le marché des capitaux des crédits de la main-d’œuvre et de la maîtrise des cadres etc. ».
Cette volonté de regarder, en même temps, tous les aspects de l’environnement allait de pair avec une approche méthodologique qui privilégiait déjà l’analyse multivariée des données comme seule approche globale possible compte-tenu de la diversité de leur nature. Un esprit taquin pourrait-il s’étonner d’un phénomène qui semble se développer depuis quelques années, à savoir la réduction croissante des rapports d’étude à de simples tris à plat accompagnés des graphiques idoines ?
Pour Fernand Bouquerel, l’un des enjeux majeurs des études de marché est de comprendre la place occupée par l’entreprise dans sa profession, que nous appelons désormais plus classiquement environnement. Si cette approche amène naturellement à analyser les produits, les prix, notamment en comparaison avec ceux de la concurrence, à étudier des quantités vendues, des zones de vente, des circuits de distribution, elle doit aussi amener à analyser l’image de marque pour le consommateur, mais de façon plus originale, les intermédiaires, voire les confrères et les concurrents. En conséquence, il faut toujours lire des résultats d’études, même de la plus simple, au travers du filtre des différents aspects conjoncturels :
« Une étude de marché qui se contente d’une connaissance de la population et des circuits de vente est incomplète, elle doit aussi tenir compte de la conjoncture sous ses différents aspects »[5].
- La communication comme facteur majeur de réussite
Fernand Bouquerel reste toutefois totalement lucide sur les limites de l’exercice et les nécessaires remises en cause de certaines pratiques managériales déjà néfastes à son époque :
« … sans doute faudra-t-il faire preuve de patience et de diplomatie pour que cette façon de voir devienne une réalité».
« Le problème de la communication dans l’entreprise devient de jour en jour plus difficile, d’autant plus que chaque technique a son langage propre et que certains pratiquent avec un malin plaisir un ésotérisme voulu, ne serait-ce que pour gêner leurs interlocuteurs et empêcher tout débat collégial ».
Dans les années 90, l’économiste Masahiko Aoki insistera lui aussi sur l’importance des connexions informationnelles entre les services d’une entreprise dans la construction de sa performance économique. La diversité des thématiques et des sujets abordés dans les études de marché amène naturellement Fernand Bouquerel à imaginer un service spécifique dédié :
« Au service de toutes les fonctions de l’entreprise pour fournir les informations susceptibles d’augmenter leur efficacité, nous estimons que nous n’appartenons pas aux fonctions techniques, comptables, financières ou de sécurité, donc indépendance vis-à-vis des directeurs ou chefs de service. ».
« Dans ces conditions il ne nous reste plus qu’a créer une septième fonction, la fonction information. Ce sera sans doute nécessaire un jour ou l’autre et notamment pour les entreprises de très grandes dimensions. »
Las, il semble bien que cette analyse ait été le plus souvent oubliée, avec la disparition de nombre de services études centralisés au profit d’une répartition par direction, voire même la délégation à des personnes plus ou moins expérimentées.
- L’anticipation et la conception créative[6]
Pour Fernand Bouquerel la dimension temporelle est capitale. Comprendre les résultats d’une étude et ses implications, au travers de son environnement structurel et conjoncturel, c’est notamment rechercher des éléments de compréhension dans le passé, mais c’est aussi se projeter sans attendre dans l’avenir. A une époque où nous parlons de « thinking design » ou de réduction du risque dans une période d’incertitude, il insistait déjà sur la nécessaire implication du responsable études tout au long du circuit de création :
« Examinez périodiquement l’état d’avancement des recherches en cours, ne pas attendre l’aboutissement de celle-ci pour mesurer les possibilités du marché probable et apporter si faire se peut des renseignements susceptibles de faciliter la commercialisation ».
« Ne pas attendre que le dernier coup de tire-ligne soit donné pour documenter le bureau d’études sur les caractéristiques des produits et des modèles de la concurrence mais encore et surtout sur les désirs de tous ordres des usagers résultant d’enquêtes par sondage et d’analyse de motivations ».
- L’entreprise en réseau et ses parties prenantes :
Enfin, de manière plus anecdotique peut-être, mais pour bien montrer jusqu’où Fernand Bouquerel poussait la logique de l’analyse systémique et la nécessité d’intégrer l’entreprise dans son environnement, on remarquera qu’il était déjà sensible à des notions que nous appellerions aujoud’hui entreprises en réseau, parties prenantes, chasse aux externalités négatives, etc., qui peuvent se résumer dans cette citation :
« … recherche de marchés susceptibles de permettre à nos ateliers d’utiliser à plein leur capacité de production allant même jusqu’à rechercher, si besoin est pour tel atelier insuffisamment chargé, des heures machines en qualité de sous-traitant ».
La remise en cause de l’innovation sans finalités
Avant de parler de méthodes, F. Bouquerel s’étend donc avant tout sur la question de la fonction des études de marché et/ou d’un service dédié à leur réalisation. Plus que les moyens ce sont les fins qui lui importent. C’est peut-être ici que l’on trouve l’une des principales évolutions, pour ne pas dire dérive, des études de marché. Les premiers livres publiés sur le sujet dans les années 60, insistaient sur les besoins d’information, les finalités d’une étude, notamment comme support indispensable à une communication interne et externe efficace ou insistaient sur sa capacité à réduire le risque d’une décision. On observe désormais que nombre de livres récents sont des catalogues de moyens et de solutions se focalisant sur les outils et les moyens plutôt que sur les fins. La position des études dans les systèmes d’information, la manière de diffuser les résultats, ou encore l’utilisation pratique et quotidienne des résultats sont le plus souvent passés sous silence.
« Nous avons reçu du directeur général une mission : « faire des études de marché ». Aucune précision ne nous a été donnée. Une brève note de service a fait connaître la naissance de cette nouvelle fonction en informant les personnes concernées que tous les documents et renseignements susceptibles de faciliter notre tâche doivent être mis à notre disposition. »
Cette citation rappelera sans doute des souvenirs récents à nombre de cadres et de dirigeants confrontés à la mise en place de l’intelligence artificielle dans leurs entreprises. En parlant des responsables études qui émergeaient alors, il rappelait : « Personne ne peut nier la valeur des techniques mises en œuvre. Encore faut-il que celle-ci soit utilisée par des hommes compétents … de ce fait un certain danger se manifeste ; il résulte d’une confiance trop absolue parfois même naïve dans les moyens utilisés. »
A l’heure où certains tels Sam Altman d’Open AI s’interrogent sur l’explosion possible de la bulle financière de l’IA, peut-être est-il utile de rappeler quelques uns des fondamentaux des études de marchés et plus largement des choix stratégiques présentés par Fernand Bouquerel, qui peuvent favoriser la réussite sur le long terme : 1) développer une approche holistique et systémique, 2) construire des analyses dynamiques et prospectives, 3) centraliser les données pour des analyses intégratives, 4) partager l’information le plus largement possible, en interne d’abord mais aussi avec toutes les parties prenantes potentielles. Et tout ceci bien sûr, en restant vigilant sur la qualité des procédures et la réalité des moyens financiers à engager : « on paye toujours trop cher des renseignements inexacts » aimait-il à rappeler !
Enfin un dernier conseil, à tous ceux qui pratiquent de près ou de loin des études, mais aussi à tous ceux qui abordent aujourd’hui les outils de l’intelligence artificielle :
« Le danger des études de marché réside en un point, c’est de leur demander ce qu’elles ne peuvent vous donner. Les techniciens, et quelque soient les techniques, ont toujours tendance lorsqu’ils viennent de toucher un nouvel instrument de travail, à en faire un emploi abusif et comme on les comprend ! Ils sont dans l’émerveillement, dans l’étonnement, car ils viennent brusquement de réaliser avec une certaine facilité ce que jusque-là il n’avait pu faire que fort péniblement et avait grand risque ».
[1] On rappellera ici que nombre des fondements des outils de l’intelligence artificielle sont identiques à ceux utilisés en analyse de données pour les études de marché et ceci depuis leur origine.
[2] Les études de marché – éditions Que sais-je – Presses Universitaires de France – 6e édition mise à jour mars 1986
[3] C’est nous qui soulignons cette dernière phrase.
[4] Il semble que l’anglais Thomas Robert Malthus soit le premier a avoir théorisé la différence entre pouvoir d’achat et vouloir d’achat, différence qui sera reprise par Fernand Bouquerel dans les années 1960, puis par Olivier Géradon de Vera dans les années 80, pour revenir aujourd’hui notamment dans les travaux du Professeur Philippe Moati.
[5] i.e. politique, économique, sociale, démographique et cetera.
[6] thinking design