Désormais interdites, les dark patterns ou interfaces trompeuses sont pourtant présentes partout sur les sites de commerce électronique. Ce concept désigne des pratiques qui orientent, trompent, contraignent ou manipulent les consommateurs afin qu’ils fassent des choix qui sont rarement dans leur intérêt. Ces pratiques opérant souvent dans une zone floue entre les tentatives légitimes de persuasion et des techniques illégitimes de manipulation, il est de plus en plus difficile de les détecter et de les identifier.
En 2023, 39,4 millions de Français ont effectué leurs achats sur internet soit 500 000 de plus qu’en 2022. Alors que les consommateurs achètent de plus en plus en ligne, l’association l’UFC – Que choisir a publié le 20 juin 2024 une étude révélant que les entreprises qui vendent en ligne utilisent des interfaces trompeuses ou dark patterns sur leurs plateformes pour influencer les achats des consommateurs. Ces pratiques malhonnêtes, conçues pour exploiter à des fins uniquement mercantiles les biais cognitifs des consommateurs, continuent de prospérer sur les places de marché, malgré leur interdiction au sein de l’Union européenne. Elles sont dénoncées par l’association l’UFC – Que choisir qui les a signalées à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et qui a demandé des sanctions.
Le concept de dark pattern
Le concept de dark pattern est traduit par « interface trompeuse » ou « interface truquée ». La Commission européenne, dans ses questions réponses sur le Digital Services Act (DSA) – le Règlement européen sur les services numériques – parle de « piège à utilisateur ». Ce concept a été inventé en 2010 par le designer « user experience » et chercheur londonien du nom de Harry Brignull pour désigner une interface qui tire profit des biais cognitifs humains dans le but d’inciter les utilisateurs à faire des choix de manière inconsciente. Le but est de manipuler la volonté de l’utilisateur pour qu’il fasse certaines actions qu’il n’avait pas l’intention de faire, en influençant ses préférences (Luguri et Strahilevitz, 2021).
Les biais cognitifs sont « des réflexes de pensée humaine faussement logiques, inconscients et systématiques ». La notion de « biais cognitifs » est apparue dans les années 1970, grâce aux travaux de Daniel Kahneman (prix Nobel d’économie en 2002) et Amos Tversky. « Ils sont le côté « obscur » d’heuristiques efficaces et nécessaires à nos performances cognitives, et se révèlent dans des situations pièges » écrit le professeur André Didierjean (2022).
Les interfaces trompeuses s’appuient sur plusieurs techniques dont le « nudge ». La théorie du « nudge », qui se traduit littéralement par « coup de pouce », a été développée par le prix Nobel d’économie 2017, Richard Thaler, dans le prolongement de la critique de l’agent économique rationnel. Elle part du principe que « l’homo economicus » qui adopterait des décisions dans son propre intérêt n’existe pas eu égard aux biais cognitifs qui influencent nos choix, souvent à notre insu. Le dictionnaire de l’Académie des Sciences commerciales définit le terme « nudge » de la façon suivante : « Méthode issue de l’analyse comportementale des personnes employant des moyens simples et peu coûteux pour les inciter à acheter les produits d’une entreprise ou à adopter un comportement plus citoyen ».
Des exemples d’interfaces trompeuses sont proposés par UFC – Que Choisir : création par le professionnel d’un sentiment d’urgence ; incitation pour le consommateur à changer son choix ; affichage par le professionnel de prix barrés trompeurs. Les consommateurs peuvent alors payer plus cher que nécessaire, acheter des produits qui ne correspondent pas à leurs besoins ou qu’ils ne désirent pas ou divulguer davantage de données personnelles. Nous verrons plus loin qu’il existe de nombreuses taxinomies relatives aux interfaces trompeuses.
En l’absence de définition légale des dark patterns, nous proposons la définition suivante : « interface conçue de façon à conduire le consommateur à acquérir des produits ou des services qui ne sont pas toujours dans son intérêt et qui peuvent lui être préjudiciables ou à accepter l’utilisation de ses données personnelles parfois au mépris de sa vie privée. »
Malgré leur interdiction, les plus grands sites de vente en ligne ne sont pas exempts des techniques de manipulation des utilisateurs
Entré en vigueur le 17 février 2024, le digital Services Act consacre dans son article 25 l’interdiction des interfaces trompeuses : « Les fournisseurs de plateformes en ligne ne conçoivent, n’organisent ni n’exploitent leurs interfaces en ligne de façon à tromper ou à manipuler les destinataires de leur service ou de toute autre façon propre à altérer ou à entraver substantiellement la capacité des destinataires de leur service à prendre des décisions libres et éclairées ». Bien que le texte ait un champ d’application plus large, l’interdiction des interfaces trompeuses est limitée aux plateformes en ligne.
Afin de vérifier le respect de la règlementation européenne, UFC – Que Choisir a examiné leur présence sur les 20 places de marché les plus visitées. Toutes utilisent ces pratiques. La plateforme chinoise Temu arrive en tête avec le plus grand nombre d’interfaces trompeuses. Elle est suivie par AliExpress, une autre plateforme chinoise, puis par Amazon et Veepee. Un rapport de la Commission européenne de 2022 estime pour sa part que « 97 % des sites Web et des applications les plus populaires utilisées par les consommateurs de l’UE déploient au moins un dark pattern ».
Ces pratiques trompeuses trouvent un terreau fertile dans l’économie de l’attention
« Dans l’économie numérique, l’attention des individus est devenue une ressource que les entreprises numériques cherchent à capter » (M. Cartapanis, 2022).
Au-delà des données qui sont partout et qui constituent la matière première de notre monde numérique, l’attention des individus est devenue la principale ressource que les interfaces numériques cherchent à capter. Aujourd’hui, l’attention est monétisée comme le sont nos données personnelles.
Comme l’écrit Ken Hyland, « avec l’explosion de l’information et le bombardement constant de nouvelles, de publicités et de médias sociaux, « l’économie de la connaissance » a cédé la place à « l’économie de l’attention », qui traite l’attention humaine comme une denrée rare ».
Le concept « économie de l’attention » a été théorisé en 1971 par l’économiste américain Herbert Alexander Simon, récipiendaire du prix Nobel d’économie en 1978. Celui-ci formalise un lien entre la rareté de l’attention et la surabondance de l’information. En introduisant le concept de « rationalité limitée », il conteste la théorie économique qui repose sur l’hypothèse que l’homme est rationnel dans ses choix.
La course à l’attention conduit-elle à la manipulation des consommateurs ? La problématique de la compétition pour l’attention de l’acheteur est au cœur des théories du management. Comme l’écrivent les spécialistes du management Thomas Davenport et John Beck dans leur ouvrage (The Attention Economy, 2001), « la compréhension et la gestion de l’attention sont les déterminants de la réussite commerciale ». Pour ces auteurs, « jadis l’attention était considérée comme acquise, et c’étaient les biens qui étaient perçus comme porteurs de valeur. A l’avenir, beaucoup de biens et de services seront fournis gratuitement en échange de quelques secondes ou minutes d’attention de la part de l’utilisateur ». Ce ne sont plus les produits de consommation, mais « l’attention qui est désormais l’objet rare par excellence » (Richard Lanham, The Economics of Attention, 2006). C’est ce bien rare – l’attention – que Patrick Le Lay, le PDG de TF1, déclarait en 2004 faire commerce : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ».
Dans un article intitulé « L’économie de l’attention saisie par le droit », Célia Zolensky et al. (Dalloz IP/IT 2019 p.61) déclarent que « l’économie de l’attention numérique dominée par les grandes plateformes est, pêle-mêle, accusée […] de nous manipuler avec des dark patterns en exploitant nos biais cognitifs ». De même, Pour Olga Kokshagina, chercheur en management de l’innovation, « le focus de l’économie d’attention n’est plus de satisfaire nos attentes existantes mais de les préconditionner, de les influencer et même de les créer afin de les convertir en bénéfices financiers ».
L’impact des interfaces trompeuses sur les consommateurs
Ces pratiques trompeuses, qui ne s’appliquent qu’en ligne, restreignent le libre-arbitre du consommateur. Elles affectent son comportement économique, et lui causent des préjudices. Ces interfaces manipulatrices vont pousser les consommateurs à faire des choix qu’ils n’auraient pas effectués en leur absence. Les conséquences sont au bénéfice du professionnel, au détriment du consommateur.
La littérature académique fournit de nombreuses taxinomies de ces interfaces trompeuses. A l’instar de la DGCCRF, nous retenons celle de Mathur et al. (2021) qui s’organise en trois catégories :
- « limiter la capacité d’action » : inscription à un service ou à un abonnement facilité, mais annulation très difficile (« Roach Motel ») ; introduction furtive de produits supplémentaires dans le panier sans que le consommateur en ait conscience ; harcèlement (« nagging ») : des incitations ou des fenêtres intruses (« pop-ups ») poussent constamment à prendre des actions spécifiques comme s’abonner à une lettre d’information.
- « manipuler l’attention ou les préférences » : information difficilement accessible ou compréhensible en raison notamment de l’utilisation d’une taille ou d‘une couleur de police illisible ; déclenchement volontaire d’un sentiment négatif chez l’utilisateur si celui-ci n’accepte pas le service (culpabilisation à la confirmation/ « confirmshaming »).
- « enfler la désirabilité et susciter l’urgence » : instauration d’un sentiment d’urgence ou d’une impression de rareté pour accélérer le processus d’achat ; introduction d’un effet de mode (« effet « bandwagon ») qui est un biais cognitif influençant le comportement des consommateurs : ces derniers suivent les tendances du marché, parce qu’elles ont été adoptées par la plupart des individus.
Ces techniques de manipulation sont de plus en plus difficiles à détecter et à identifier.
Sanctions des interfaces trompeuses en droit français
La législation américaine cherche depuis quelques années à mettre fin à cette pratique d’interface truquée. A cet égard, l’Etat de Californie a été le premier Etat à interdire aux entreprises d’utiliser certaines formes de cette pratique. La nouvelle règlementation de mars 2021 vient renforcer la loi sur la protection de la vie privée, la California Consumer Privacy Act (CCPA). Comme on l’a vu précédemment, l’UE a instauré une nouvelle législation pour réguler l’activité des plateformes sur Internet : le Digital Services Act (DSA) afin de renforcer les principes de loyauté et de transparence. Qu’en est-il plus spécifiquement de la France ? Que dit le Code de la consommation ?
Ces interfaces trompeuses s’apparentent à une pratique commerciale déloyale dans la mesure où elles peuvent altérer le comportement du consommateur. En France, le Code de la consommation vise à protéger les consommateurs contre ces pratiques commerciales déloyales, abusives, trompeuses ou agressives. Ainsi, plusieurs dispositions juridiques permettent de les sanctionner par une amende pouvant atteindre 300 000 euros et deux ans d’emprisonnement pour une personne physique ; jusqu’à 1,5 millions d’euros pour une personne morale ; le montant de l’amende peut être porté, de manière proportionnée aux avantages tirés du délit, à 10 % du chiffre d’affaires moyen annuel ou à 6 % du chiffre d’affaires mondial.
Un rapport d’avril 2022 de la Commission européenne révèle que la capacité du consommateur moyen à discerner l’utilisation de ces interfaces trompeuses est plutôt limitée. Les consommateurs s’y seraient même habitués. C’est d’autant plus inquiétant que ces pratiques peuvent entraîner des préjudices financiers, une perte de libre arbitre et de vie privée, des charges cognitives, des dommages psychologiques et poser des problèmes de bien-être collectif en raison des effets préjudiciables sur la concurrence, la transparence des prix et la confiance dans le marché.