Le discours introductif d’André Tordjman à la dernière cérémonie des Prix de l’Académie des sciences commerciales (dont il est membre émérite) relate son parcours, exemplaire à plus d’un titre.
Cet universitaire-entrepreneur hors du commun fut successivement Professeur à HEC, Directeur Marketing d’Auchan, intrapreneur au sein de cette enseigne et, aujourd’hui, dirigeant de plusieurs startups dans un modèle phygital.
Avec humilité et clairvoyance, André Tordjman décrit les différentes leçons qu’il a tirées à chaque étape de sa vie professionnelle d’une étonnante richesse.
Ces leçons seront certainement d’une grande utilité pour un grand nombre de professionnels et d’étudiants :
- acteurs du monde académique, encore trop éloigné de la réalité des entreprises,
- responsables marketing, en quête d’une nouvelle aventure,
- dirigeants de grands groupes, parfois inaptes à gérer efficacement des intrapreneurs,
- créateurs de startups dont le parcours n’est jamais un long fleuve tranquille,
- étudiants qui trouveront dans ces leçons des raisons d’envisager leur avenir avec passion.
Le discours d’André Tordjman
” Il y a 40 ans, l’Académie des sciences commerciales me décernait un prix pour ma thèse de doctorat. C’est donc avec une certaine émotion que je suis devant vous, mais aussi devant Jean-François Boss qui a été mon maître, mon mentor et avec qui j’ai pratiquement co-écrit cette thèse. J’ai pour lui une énorme gratitude et je le remercie encore.
40 ans se sont passés et le monde a changé. En changeant il nous a changé aussi. Il a changé nos habitudes, notre façon de travailler, de consommer, de se divertir et d’apprendre.
Le président Jean-Paul Aimetti m’a demandé, non pas de parler dans l’absolu de ces changements que vous connaissez, mais de décrire quel a été l’impact de mes 40 ans de vie professionnelle et ce que j’en ai appris pour m’adapter à ces changements…
J’ai appris avant tout qu’il fallait toujours anticiper les changements et ne jamais les subir.
Je me suis appliqué à moi-même et à mes entreprises cette ligne de conduite en changeant moi-même quatre fois de modèle.
- 16 ans professeur de marketing à HEC, j’ai d’abord opté pour le modèle académique.
J’y ai appris la conceptualisation, la pédagogie et je dois dire que cela a été très utile à mon parcours. Si j’ai voulu quitter cette belle maison qu’est HEC, ce n’est pas parce que je n’aimais pas enseigner. J’adorais enseigner, mais à 44 ans, une question me taraudait : « Est-ce qu’un professeur de marketing saurait faire du marketing dans une entreprise ? »
- C’est ainsi que j’ai connu mon deuxième modèle : le modèle de manager, comme directeur marketing chez Auchan.
Les leçons tirées de mon premier modèle ont été très utiles à mon parcours de manager parce que je n’étais pas le meilleur en marketing mais j’avais la pédagogie pour faire comprendre le peu de marketing que je connaissais. C’est ce qui m’a probablement permis de progresser dans ce domaine.
Lorsqu’Auchan m’a proposé, de façon très incongrue, de me recruter comme directeur de marketing, j’ai accepté et pourtant c’était mal parti.
Gérard Mulliez déteste trois types de personnes : les gens qui ont fait des études, les gens qui habitent Paris et les gens qui font du marketing. Après cinq heures d’entretien, il me déclare : « Vous réussirez parce que vous êtes simple ».
Il m’a donc engagé et j’ai changé de modèle. De ce modèle de manager, qu’ai-je appris ?
J’y ai notamment appris l’implémentation des idées, le management des équipes, la récupération des enjeux et l’importance des collaborateurs, autant d’éléments qui me serviront plus tard.
J’ai aussi appris qu’il fallait quitter son poste de directeur de marketing lorsque vous étiez au plus haut, parce que vous ne risquiez que de descendre pour probablement finir dans un placard !
- J’ai donc décidé de prendre un troisième modèle professionnel, celui d’intrapreneur.
Intrapreneur chez Auchan, cela veut dire être co-actionnaire de la famille Mulliez. Trois ans et demi de négociation du pacte d’actionnaires furent nécessaires avant qu’ils comprennent qu’il valait mieux me garder comme tout petit actionnaire que de me laisser partir. Gérard Mulliez a dû réunir tous la famille liée à l’association familiale Mulliez pour débattre de mon cas en disant « Pour une fois que nous avons un cadre entrepreneur, ce serait assez idiot de le laisser partir ! ». Ils ont donc accepté que je sois intrapreneur, c’est-à-dire que je mette mon argent dans un concept que je voulais développer , celui de « Little Extra » (une enseigne qui propose des des produits « extra » à prix « little » ). J’avais la volonté de créer ce concept au sein d’Auchan parce que j’étais convaincu que pour réinventer l’hypermarché il fallait le faire d’abord à l’extérieur pour le réimporter dans l’hypermarché.
En créant « Little Extra», j’ai compris aussi de ce modèle d’intrapreneur l’humilité, la résilience, la pluridisciplinarité et la recherche de pérennité, mais j’ai surtout compris que les grandes organisations ne savent pas innover avec des petits modèles agiles.
En 2016, à un âge qui est fortement débattu aujourd’hui en matière de retraite, j’ai donc décidé de prendre ma liberté en demandant de reprendre l’entreprise «Little Extra» à Auchan. Je suis allez voir Gérard Mulliez et je lui ai dit : « Cela ne va pas assez vite pour moi, donne-moi ma liberté, je reprends «Little Extra» à mon compte. ».
Il m’a répondu : « Il y a une condition, c’est que je sois actionnaire avec toi ».
J’ai acquiescé avec une précision : « Gérard, pas de problème, mais tu ne seras pas majoritaire, tu as toujours été majoritaire et je ne l’ai jamais été. Laisse-moi être majoritaire au moins une fois. ».
- Quatrième modèle : entrepreneur
J’ai donc repris « Little Extra » à Auchan en 2016 et là, j’ai appris que devenir propriétaire de ses idées et de son avenir était une aventure passionnante. En coupant avec Auchan, j’ai retrouvé l’agilité dans la mise en œuvre et l’ouverture sur un monde qui avait changé.
2019 : une PME, « Du bruit dans la cuisine », tombe en redressement judiciaire.
Je veux regarder ce dossier, non pas pour la racheter mais juste pour savoir combien ils payaient de loyer par rapport à ce que je payais moi-même. Aucun investisseur sérieux ne se présente et on me dit que je suis le mieux placé pour reprendre cette entreprise. Je rencontre un entrepreneur breton qui ne connaît rien au retail (« commerce de détail »(*) ), mais qui a des moyens financiers importants. Je dis « Banco ! »
Une semaine avant l’audience au tribunal, l’entrepreneur m’informe qu’il ne peut pas suivre à cause de problèmes internes dans son groupe. Entre-temps, je suis tombé amoureux de la marque et je ne veux pas abandonner ce projet. Je reprends donc « Du bruit dans la cuisine » alors que tous mes amis me conseillent de ne surtout pas le faire. Evidemment, je ne pouvais pas prévoir que le Covid arriverait six mois après, suivi du Covid 2 et du Covid 3. Néanmoins c’était une formidable opportunité, parce que, quand les magasins sont à l’arrêt, on peut tout changer et donc nous avons tout changé.
En 2021, nous avons rouvert « Du bruit dans la cuisine », en synergie avec une nouvelle enseigne « Du bruit dans la maison » que nous avions créée. Rapidement, ces entreprises ont été profitables et nous avons sauvé 200 emplois.
En 2022, une application numérique de recettes de cuisine, « Youmiam », est en redressement judiciaire. Elle a été créée par trois jeunes entrepreneurs, sortis des écoles, ce qui est assez courant dans les startups. Ils perdent beaucoup d’argent et se font diluer lors de levées de fonds. En se diluant, les actionnaires ne s’entendent plus et l’application tombe en panne. On me propose alors « Voulez-vous reprendre cette application qui ne marche pas ?». Effectivement, elle ne fonctionnait pas depuis 8 mois et je ne l’avais jamais vu en action. Je me suis pourtant dit : « Pour moi qui ne connais rien au numérique, c’est une excellente opportunité de me lancer dans ce domaine, désormais incontournable ». Soit je n’arrive pas à faire fonctionner l’application et j’ai perdu un peu d’argent, soit j’y parviens et je vais peut-être en tirer profit ».
(*) Que mes collègues de l’Académie, attachés à juste titre au rayonnement de la langue française, me pardonnent l’utilisation de quelques termes en anglais, en rappelant, si possible, leur équivalent français.
En 2022, je reprends cette startup, très complémentaire de mes autres entreprises, et nous la remettons en route.
Cette dernière acquisition et les quatre modèles professionnels qui ont jalonné ma carrière me permettent d’entreprendre un changement total de modèle économique pour mon groupe.
Un premier constat s’impose : « La rentabilité du retail fond avec l’augmentation des loyers, comme les glaciers fondent avec l’augmentation de la chaleur. Si vous ne changez pas votre modèle économique, vous allez disparaitre comme la plupart des glaciers ».
Il me vint alors l’idée d’inventer un nouveau modèle, qui ne serait plus uniquement basé sur des points de vente physiques (actuellement : 32 magasins de « Du bruit dans la cuisine » et de « Du bruit dans la maison »).
Le réseau physique reste important et nous allons le développer en doublant la taille par la franchise en espérant avoir 70 magasins dans cinq ans.
De même, un site Internet performant est obligatoire mais il ne suffira pas à nous faire croitre, même en développant une Market Place (Place de marché numérique).
Comment se différencier dans l’avenir, au-delà du développement des canaux physiques et numériques ?
Une condition fondamentale s’impose : l’animation d’une communauté de consommateurs engagés pour qui vous produisez du contenu pertinent et intéressant et qui vous seront donc attachés.
Bonne nouvelle : l’intérêt pour des contenus liés à la cuisine est croissant, comme en témoignent les nombreuses émissions télévisées sur des recettes de cuisine.
Dans cet esprit, nous avons créé un atelier de cuisine de 120 m², animé par de jeunes collaborateurs. Nous recrutons en effet un grand nombre d’alternants, de stagiaires et de jeunes professionnels, sources d’idées innovantes. Mon modèle de professeur m’est ici très utile, car je suis redevenu un coach pour ces jeunes qui trouvent la liberté de pouvoir créer du contenu, relayé par TikTok, Instagram et d’autres réseaux sociaux. Grâce à « Youmiam », nous disposons d’une communauté de 1 200 000 personnes qui téléchargent gratuitement les recettes du jour et ont accès à 38 000 recettes de cuisine, adaptées à différents régime alimentaires.
C’est un véritable réseau social spécialisé en alimentaire.
Il n’y a pas de publicité intrusive mais, lorsque nous mettons en avant des ustensiles vendus par « Du bruit dans la cuisine », d’une part, nous créons du flux vers nos points de vente et, d’autre part, nous permettons d’acheter en direct certains produits (méthode dite de live shopping).
Qui plus est, toutes les marques évoquées dans nos recettes, sont disposées à payer un accès à l’audience créée par nos contenus, dans une logique de retail media.
Aujourd’hui, toute notre énergie est consacrée au développement de ce modèle d’avenir, combinant les commerces physique et numérique ( approche dite phygitale) et, à 70 ans, je vis cette nouvelle aventure comme une éternelle jeunesse.
Nous réalisons tout cela avec des jeunes et nous sommes très peu nombreux. Au total nous sommes 300, avec seulement 20 personnes en appui des magasins, dont un tiers de moins de 25 ans, qui apportent leur fraîcheur d’esprit et réinventent régulièrement nos pratiques.
Voilà ce que j’ai vécu et que je vis grâce à ces différents métiers qui m’ont tous appris quelque chose, ce qui me permet aujourd’hui d’en faire une synthèse et j’espère bien, dans les 70 ans à venir, pouvoir le réenseigner à des élèves .
Merci à vous.”
André Tordjman
Jean-Paul Aimetti, diplômé de CentraleSupélec et docteur en mathématiques appliquées aux sciences humaines, a d’abord dirigé des sociétés de conseil et d’études (Centre Français de Recherche Opérationnelle, BVA et le groupe SOFRES en Europe).
Aujourd’hui, il est professeur émérite au CNAM, président de l’Académie des sciences commerciales et président de l’ISC Paris, grande école de commerce.