Comment expliquer la crise que traverse le secteur du luxe ?

Le secteur du luxe, qui n’a cessé d’enregistrer des records de vente pendant des décennies, accuse désormais un net ralentissement. Après avoir analysé les causes de ce repli, nous examinerons comment le secteur du luxe compte se réinventer pour affronter les défis d’un marché en mutation et rester dans la course tout en préservant l’ADN des grandes maisons.

France Travail, service public de l’emploi en France, a publié en septembre 2023 un article intitulé « Le luxe, une affaire de savoir-faire », dans lequel nous pouvons lire « Le luxe ne connaît pas la crise ». Les auteurs de l’article précité présentent le secteur du luxe comme « l’une des filières la plus prestigieuse du monde »., hébergée par la France, « pays de savoir-faire d’exception ». De son côté, France Atout souligne que « la notoriété du savoir-faire français en matière de luxe constitue un formidable atout permettant d’attirer en France des visiteurs à haute contribution » (« Le luxe français, une référence mondiale pour les visiteurs internationaux », Juris tourisme, Dalloz, 2015).

Le principal argument avancé pour conforter l’affirmation selon laquelle « le luxe ne connaît pas la crise » a trait à la conquête d’un grand nombre de personnes fortunées dans les pays émergents. En effet, après les Européens, les Américains et les Japonais, nous observons que cette « soif de luxe » a atteint les personnes des classes sociales montantes dans les pays émergents, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine). En 2024, les BRICS représentaient environ 40 % de la richesse mondiale contre 45 % pour les membres du G7.

Mais après des décennies durant lesquelles le secteur du luxe n’a cessé d’enregistrer des records de vente – excepté pendant la période de la Covid -, celui-ci connaît désormais un net ralentissement. L’année 2024 marque une véritable rupture pour l’industrie française du luxe. Le cabinet de conseil international Bain & Company a revu ses prévisions à la baisse pour 2025 et tablé sur une baisse des ventes comprise entre 2 % et 5 %. Le numéro un mondial du luxe, LVMH, a enregistré une baisse de son chiffre d’affaires de 2 % au premier trimestre 2025. Le résultat net du groupe de luxe Kering (Saint-Laurent, Gucci, …), numéro deux du luxe en France et anciennement nommé Pinault – Printemps- Redoute (PPR), a chuté de 62 % en 2024 par rapport à 2023.

1. Une brève présentation du secteur du luxe en France

« La France n’a pas les GAFA, mais elle a les géants du luxe mondial »

Bruno Le Maire, 8 janvier 2019

Si la France n’a pas les géants du numérique (GAFA), elle a les KHOL (Kering, Hermès, l’Oréal, LVMH).

1.1. Les caractéristiques du secteur du luxe

Le secteur du luxe, également connu sous le nom d’industrie du luxe, se caractérise notamment par la rareté, la qualité et le prix. Il englobe les entreprises ainsi que les marques qui créent et commercialisent des produits haut de gamme et onéreux destinés à une clientèle exclusive et fortunée.

Selon le Président délégué du Comité Colbert, « une industrie du luxe se caractérise par six points : 1) une appréhension nécessairement internationale de tous les aspects du management ; 2) des produits de haute qualité ; 3) une image forte et cohérente, souvent à connotation culturelle proche de l’art de vivre ; 4) une accessibilité en termes de prix au grand public ; 5) une créativité sans cesse renouvelée ; 6) une distribution parfaitement choisie, contrôlée et gérée. Parmi les autres critères mis en évidence par ce Comité, figurent généralement « la qualité du travail, la rareté des produits et l’importance du chiffre d’affaires réalisé à l’exportation ». Pour Michel Chevalier et Gérald Mazzalovo (« Management et marketing du luxe », 2021), le secteur du luxe se différencie des autres secteurs d’activité par « la taille de l’entreprise, les particularités financières et la temporalité ». Ils écrivent : « Le marché du luxe est un marché différent avec des règles de jeu particulières et que l’on ne retrouve pas dans les autres secteurs d’activité. Le rôle du temps, les contraintes financières ou l’importance de la taille sur les activités sont nettement différents de ceux des autres secteurs ».

1.2. L’industrie du luxe, fleuron de l’économie française

La France est aujourd’hui le premier vendeur de produits de luxe au niveau mondial. « Le luxe est associé au « made in France », déclarait le PDG de Repetto, Jean-Marc Gauchet.

Les origines de son succès remontent à Louis XIV et à son ministre Colbert. Les grandes maisons de luxe telles qu’Hermès, Louis Vuitton ou Cartier datent du milieu du 19ème siècle, mais c’est au lendemain de la deuxième guerre mondiale que le marché du luxe s’organise en France et passe d’une logique artisanale à une logique industrielle.

Selon les données de Boursorama, « avec ses 130 enseignes parmi les 270 marques de luxe mondiales, le marché français brille sur la scène internationale dans 14 domaines d’excellence dont le cuir, la haute couture, la mode, la joaillerie et la maroquinerie ».

En résumé, le secteur du luxe est d’une importance capitale pour l’économie française, « un atout pour la compétitivité » (Marc de Ferrière, « L’industrie du luxe en France depuis 1945, un exemple d’industrie compétitive ?). Il représente 3 % du produit intérieur brut (PIB) français et en 2023, il a affiché un excédent commercial de 22,5 milliards d’euros. Par ailleurs, il génère 154 milliards d’euros de chiffres d’affaires et emploie près d’un million de personnes (emplois directs et indirects).

Pendant des décennies, le secteur du luxe a connu une croissance exceptionnelle grâce à des modèles d’affaires (business model) innovants. Mais en 2024, des marques emblématiques ont vu leurs ventes baisser. D’après le rapport de McKinsey & Company de janvier 2025 intitulé « The State of Luxury : how to navigate a slowdown”, pour la première fois depuis 2016 (excepté l’année 2020), la création de valeur du luxe pour 2024 a été inférieure à celle de l’année précédente.

2. Comment expliquer le ralentissement du marché du luxe ?

2.1. Les contextes macroéconomique et géopolitique

Une étude réalisée en juin 2025 par le cabinet de conseil Bain & Company en partenariat avec la Fondation Altagamma, attribue ce ralentissement principalement à des facteurs macroéconomiques et à un contexte géopolitique instable.

 Le choc inflationniste : Depuis janvier 2022, les prix ont flambé : 21 % de hausse en moyenne et jusqu’à 45 % sur certains articles. En augmentant fortement leurs prix, les maisons de luxe ont diminué en conséquence leur volume de ventes. Cette baisse de volume s’est répercutée sur les chaînes d’approvisionnement. En outre, cette politique de prix élevés a pesé sur la demande. Ainsi, de 2022 à 2024, 50 millions de consommateurs du haut de gamme ont disparu du marché du luxe. Ils ont réorienté leurs dépenses vers des biens jugés plus essentiels.

 Un ralentissement économique mondial : selon le dernier rapport publié par la Banque mondiale (10 juin 2025), l’intensification des tensions commerciales et l’incertitude entourant les politiques publiques devrait faire chuter la croissance mondiale à son rythme le plus faible depuis 2008 : elle devrait ralentir à 2,3 % en 2025. En période de ralentissement économique, les consommateurs ont tendance à diminuer leurs dépenses discrétionnaires dont celles liées à l’achat de produits de luxe.

– Les tensions géopolitiques : « Quand le monde vacille, le luxe cherche son souffle », écrit Bruno Lavagna, expert international du luxe et auteur de « Géopolitique du luxe » (2021). Dans un contexte où la « géopolitique s’invite partout » […] « le secteur du luxe connaît une pause, plus ou moins brutale selon les groupes ».

Outre l’incertitude créée par les conflits mondiaux actuels, la nouvelle donne douanière annoncée par Donald Trump début avril 2025 va pénaliser le luxe français. A cet égard, la Banque de France, dans son enquête mensuelle de conjoncture à début juillet 2025, dresse un constat sur les droits de douane, notamment ceux imposés par les Etats-Unis, depuis mai 2025. L’enquête révèle que ces droits de douane ont un effet concret et déjà mesurable sur les entreprises françaises. Plusieurs maisons de luxe françaises qui réalisent une part significative de leur chiffre d’affaires sur le sol nord-américain sont directement exposées. Le marché du luxe a déjà réagi aux annonces du Président américain et les titres des groupes de luxe ont enregistré des baisses en Bourse. Début 2025, Kering a enregistré une des plus fortes baisses de l’indice CAC40. De son côté, avec une chute de son action de 26 % en 2025, LVMH n’est plus le groupe qui pèse le plus sur le cours du CAC 40.

Enfin, au-delà de ces nouvelles surtaxes, le luxe français se heurte à un ralentissement de la consommation en Chine. Ce pays, qui a été un levier de croissance pour le secteur du luxe, traverse une période de turbulences marquée par une baisse de la demande, aggravée par le « ralentissement de l’économie, la crise immobilière et le chômage des jeunes ».

2.2. L’évolution du comportement des consommateurs

L’évolution du comportement des consommateurs a toujours été pilotée par les transformations sociétales, environnementales et technologiques.

– « La fatigue du luxe » : Pour Frédéric Grangié, qui préside l’activité montres et joaillerie chez Chanel, « il y a un troisième facteur beaucoup plus inquiétant et qui explique pourquoi cette crise va potentiellement durer plus longtemps que les autres : la « fatigue du luxe ». Ce concept incarne un phénomène contemporain où les clients traditionnels du luxe éprouvent une lassitude croissante face à l’omniprésence des marques de prestige.

 La contrefaçon, pire ennemi du marché de l’industrie du luxe : la contrefaçon est un véritable fléau qui touche le monde du luxe depuis des décennies. D’après les derniers chiffres publiés en novembre 2024 par le rapport conjoint de l’EIUPO (Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle)  et de la DG Taxud (Direction Générale Fiscalité et Union Douanière), les saisies de contrefaçons aux frontières de l’UE et au sein des Etats membres ne cessent d’augmenter. Ainsi, dans l’Hexagone, les saisies sont passées de 9 millions d’articles en 2021 à 11, 53 millions en 2022 et à plus de 20 millions en 2023. La Chine reste le principal fournisseur des articles contrefaits (56,3 %), suivie de Hong Kong et de la Turquie. Louis Vuitton est la marque de luxe la plus contrefaite au monde.

On parle de contrefaçon « lorsqu’une personne reproduit, voire utilise, sans l’autorisation de son titulaire, une œuvre protégée, un logiciel, un brevet d’invention, un dessin ou modèle, une marque de fabrique, … » […] « Les exemples d’actes contrefacteurs dans le domaine de la propriété industrielle sont nombreux et variés et concernent parfois des marchés très importants, notamment dans le secteur du luxe ou du médicament » (Dalloz, juin 2023).

– Un déficit de confiance entre la clientèle et les marques de luxe : le développement durable, l’approvisionnement éthique et la contrefaçon dégradent les mécanismes de confiance traditionnels.

– La seconde main : pour les maisons de luxe, la pratique de la seconde main risque de nuire à leur image de marque et de diminuer la désirabilité de leur offre et leur aura. Si la seconde main est un bon plan pour le consommateur, les affaires sont de moins en moins rentables pour les commerçants.

L’industrie du luxe face au défi du développement durable: d’aucuns définissent le luxe comme des « achats de biens superflus, souvent par goût du faste ou désir d’ostentation » (Source : Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales). Cette conception est antinomique avec le développement durable. En résumé, le secteur du luxe se trouve confronté à un véritable défi : préserver son exclusivité, son savoir-faire tout en répondant aux nouvelles attentes des consommateurs en matière de développement durable et de consommation responsable. Notamment les jeunes générations attendent des marques qu’elles gèrent leurs activités de manière durable, éthique et ouverte.

3. Face aux défis d’un marché en mutation, l’industrie du luxe doit se réinventer

Dans un secteur en pleine mutation, où les exigences économiques, environnementales et technologiques (numérisation) redessinent les règles du jeu, le secteur du luxe doit se transformer.

3.1. S’adapter à la génération Z

D’après Joëlle de Montgolfier, vice-présidente exécutive chez Bain & Company, la génération Z ou Gen Z, qui regroupe les personnes nées entre 1997 et 2012, pèsera 30 % du marché du luxe d’ici 2030. Cette génération redéfinit les codes dans l’univers du luxe, obligeant les marques à évoluer et à innover. Les grandes maisons de luxe devront s’adapter aux standards attendus par ce nouveau public plus jeune : authenticité, inclusivité, durabilité, …

3.2. La numérisation, un facteur clé pour remodeler le secteur du luxe

Pour rester compétitif à l’ère du numérique, le secteur du luxe doit adopter des technologies de pointe et intégrer des outils numériques.

– La technologie de la chaîne de blocs (blockchain) comme instrument de lutte contre la contrefaçon : en adoptant cette technologie, les marques de luxe vont pouvoir 1) garantir l’authenticité ; 2) améliorer la transparence, la sécurité et la visibilité de la chaîne d’approvisionnement ; 3) renforcer la confiance des consommateurs. La chaîne de blocs est devenue « la nouvelle arme du luxe » pour lutter contre la contrefaçon. Chaque produit peut être traçable de sa création à sa vente. En avril 2021, LVMH et le groupe Richemont ont créé le consortium Aura pour développer une chaîne de blocs dédiée à l’industrie du luxe.

– La réalité augmentée permet d’améliorer l’expérience client et de révolutionner la personnalisation des produits sans trahir les codes des marques de luxe. L’une de ses fonctionnalités est de permettre aux clients d’essayer virtuellement des articles tels que des vêtements, des chaussures, des bijoux, etc. via leur smartphone ou leur tablette.

L’intelligence artificielle générative au service de l’industrie du luxe : d’aucuns valorisent l’IA générative comme un outil puissant capable de révolutionner le secteur du luxe. Ainsi, Stéphane Galienni (Luxe & intelligence artificielle, 2024) écrit : « aujourd’hui, l’intelligence artificielle se révèle être un outil indispensable, transformant en profondeur les pratiques et les stratégies des marques de luxe » […] « L’intégration de l’intelligence artificielle dans le secteur du luxe représente bien plus qu’une simple évolution technologique : c’est une révolution qui redéfinit les standards de l’industrie, les attentes des consommateurs et les stratégies des marques ».

Le secteur du luxe en France est emblématique pour notre pays : il contribue au pouvoir de convaincre (soft power) dans la mesure où il reflète la culture et l’art de vivre à la française dans le monde entier. Il est représenté par des champions mondiaux tels que LVMH, Kering et Chanel qui procurent un atout économique et compétitif important à la France. Longtemps conçu comme intemporel, il doit aujourd’hui faire face à des changements profonds. Entre les nouvelles attentes des consommateurs, la numérisation de l’expérience client, un contexte économique incertain et les contraintes écologiques, l’industrie du luxe se transforme. Elle n’est plus figée dans le passé.

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