L’habillement, un secteur en grave crise

Le secteur de l’habillement subit une grave crise. Les faillites et les plans sociaux se succèdent dans les boutiques des centres-villes et des zones commerciales. Le marché de l’habillement subit l’impact des chocs inflationnistes, les pressions d’une concurrence féroce et les conséquences néfastes du changement des comportements du consommateur.

Le secteur de l’habillement subit une grave crise. Mais celle-ci n’est hélas pas nouvelle. Gildas Minvielle, Directeur de l’Observatoire économique de l’Institut français de la mode (IFM) estime que celle-ci a débuté en 2015. Nous assistons en effet depuis quelques années à des faillites à répétition d’enseignes historiques. Pierre Talamon, président de la Fédération nationale de l’habillement déplore « qu’en dix ans, la part de l’habillement a reculé de 15 % dans le chariot des Français ». De son côté, Philippe Moati, économiste et co-fondateur de l’Observatoire Société et Consommation parle d’un « secteur qui souffre d’une dynamique structurelle défavorable ». Comment expliquer le marasme dans le commerce de l’habillement ? Quelles stratégies pour sortir de cette crise ?

1. Panorama du commerce de l’habillement

    1.1. Remarques liminaires

    Il existe trois formes de commerce :

    a) Le commerce indépendant organisé. Dans ce type de commerce, l’exploitant local constitue une entreprise juridiquement distincte de l’entreprise tête de réseau, il est donc « indépendant ». Par ailleurs, l’entreprise fait partie d’un groupe qui est doté d’une organisation, d’où sa qualification de « commerce organisé ». Le commerce indépendant organisé s’oppose au commerce intégré. Ce qui les différencie c’est que « dans le cas du commerce intégré, la tête du réseau implante des filiales ou des succursales et met en place ses salariés pour les diriger alors que dans le cas du commerce indépendant organisé, des entrepreneurs exploitent son concept, tout en gardant leur indépendance juridique et financière » Nadine Laïb, 2019). Le commerce indépendant organisé peut prendre différentes formes : la franchise la licence de marque, la concession exclusive, la commission-affiliation, la coopérative ou des modèles hybrides. La franchise, qui est le modèle le plus utilisé, est un contrat par lequel une entreprise appelé « franchiseur » accorde à des commerçants, les « franchisés », le droit d’exploiter tout ou partie des droits incorporels du franchiseur (marques, licences, …) en échange d’un droit d’entrée et de redevances périodiques sur leur chiffre d’affaires.

    b) Le commerce intégré ou succursaliste regroupe sous une même raison sociale plusieurs magasins de vente au détail du même type gérés par des responsables salariés.

    c) Le commerce indépendant isolé qui vend sous sa propre enseigne et qui ne fait partie d’aucun groupement ni réseau.

    1.2.  Quelques chiffres clés

    Avec une valeur ajoutée d’environ 67 milliards d’euros, le secteur du textile et de l’habillement pèse 2,7 % dans le PIB.

    D’après l’INSEE, on compte en 2020, 45 917 entreprises dans le secteur du commerce de détail d’habillement en magasin spécialisé. Par ailleurs, en 2021, le chiffre d’affaires total du secteur était de 26,249milliards d’euros.

    Avec 40 % des parts de marché en France, le commerce succursaliste est chef de file dans la vente de textile-habillement. Selon les données de l’Observatoire prospectif du commerce pour l’année 2020, il compte 633 entreprises – chaque entreprise exploite au moins 5 magasins -, 107 000 salariés (ETP), 82 % de femmes et 87 % de CDI. En 2020, près de la moitié des points de vente se situent dans les centres commerciaux. La région Ile-de-France concentre un tiers des effectifs salariés de la branche, soit 33 %.

    D’après la Fédération nationale de l’habillement, le secteur du commerce indépendant « représente 33 000 commerces indépendants et 75 000 collaborateurs en France » en 2023.

    2. Un important marasme sévit dans le commerce de l’habillement

    2.1. L’année 2023 a été une « année noire » pour le secteur de l’habillement.

    Le commerce de l’habillement traverse une période tumultueuse, jalonnée de faillites inquiétantes au cours de ces trente-six derniers mois.

    Ainsi, en 2023, le marché de l’habillement a perdu 3,5 % de chiffre d’affaires, selon Retail Int. Pour la Fédération nationale de l’habillement, qui couvre environ 30 300 points de vente indépendants, le prêt-à-porter fait partie des acteurs dans le rouge, avec un recul de « 6 % en volume sur 2023 et une accélération de la baisse depuis septembre ». Pierre Talamon, président de la Fédération nationale de l’habillement, pousse un cri d’alarme . « Anticipant des fermetures », il déclare que « le commerçant est pris en sandwich entre un consommateur qui achète moins de vêtements et des charges à la hausse entre les salaires, les loyers et le coût du textile ».

    En dix ans, 37 000 postes ont disparu dans l’habillement et la chaussure. L’hémorragie s’accélère depuis 2022. Selon l’Alliance du commerce, au moins 4 000 emplois ont disparu dans le commerce de l’habillement et de la chaussure en 2023.

    En outre, plus de 1 130 distributeurs de mode ont été placés sous la protection d’une procédure collective en 2023, soit 51,3 % de plus qu’en 2022, relate le Cabinet Altares.

    Enfin, des données récentes proposées par le Panel Retail Int. pour l’Alliance du Commerce montrent une baisse significative du chiffre d’affaires en magasin de -3,8% en janvier 2024 par rapport à 2022. Cette tendance à la baisse touche tous les types d’emplacements : commerces de centre-ville, zones d’activités commerciales, centres commerciaux de périphérie, magasins d’usine à prix cassés.

    2.2. Dans l’habillement, le milieu de gamme est le plus touché

    C’est le segment milieu de gamme du marché de l’habillement qui souffre le plus de la crise. Il subit de plein fouet la concurrence de la mode éclair (fast fashion). D’aucuns parlent « d’hécatombe des enseignes de moyenne gamme ». « 5 000 emplois menacés, des milliers de suppressions effectives … On connaît les causes mais pas le remède » déplore Pierre-François Le Louët du cabinet de conseil Nelly Rodi. Le rapport de l’Institut français de la mode, paru en février 2024, souligne que le rapport qualité-prix du milieu de gamme a perdu de son attractivité face à une multiplicité de concurrents. Outre la multiplication du nombre d’acteurs sur le marché de l’habillement, certains critiquent l’ouverture d’un trop grand nombre de magasins en dépit des difficultés auxquelles s’était déjà heurté le secteur dans les années 2007 -2008. Pour Gildas Minvielle (Institut français de la mode), « la stratégie d’ouvertures de magasins n’a pas été la bonne ».

    Cet affaiblissement du milieu de gamme s’effectue au profit d’une extension du marché du luxe et des enseignes à bas prix (low cost).

    Pour Gildas Minvielle, les enseignes du milieu de gamme (Camaïeu, Kookaï, Pimkie, Gap, …) n’ont pas saisi l’occasion de la numérisation. Il écrit : « Vers 2015, lorsqu’il fallait mettre le paquet sur le numérique, ces marques ont continué d’ouvrir des magasins. Aujourd’hui, on assiste à la correction de ce marché hypertrophié, et dont les salariés paient le prix ». Cela étant, Gildas Minvielle déclare que « le numérique n’est pas la recette miracle ».  En outre, ces enseignes ont souffert de la baisse de 17 % de fréquentation des magasins.

    2.3. Boutiques physiques versus boutiques en ligne

    Lors de la crise sanitaire de la covid-19, le gouvernement a établi une distinction entre « biens essentiels » et « biens non essentiels ». L’habillement faisant partie des « biens non essentiels », les magasins physiques ont été contraints de fermer et les grandes surfaces ont condamné leurs rayons « non essentiels ». Cette politique de fermeture des commerces qualifiés de « non essentiels » a entraîné une chute de 15 % des ventes globales de textile en 2020. Victimes du confinement, les acheteurs n’ont eu alors d’autres choix que de commander en ligne. Cette pratique fait désormais partie de leurs habitudes. Le commerce électronique est sorti « gagnant » du confinement. Selon Kantar (leader mondial de la data, des études et du Conseil), le commerce électronique représente désormais plus de 20 % du marché français de l’habillement contre 6 % en 2009.

    3. Quels sont les facteurs à l’origine d’un tel marasme dans le secteur de l’habillement ?

    Le secteur de l’habillement fait face à de nombreux obstacles notamment, une inflation galopante, une concurrence accrue, une réduction drastique de la consommation des ménages, des changements dans les habitudes et les comportements des consommateurs.  

    3.1. Une inflation qui pousse les ménages à faire des arbitrages.

    Eu égard aux tensions inflationnistes depuis la guerre en Ukraine, les arbitrages budgétaires des ménages ont été défavorables aux dépenses d’habillement jugées « non essentiel ». Ces arbitrages répondent à la loi d’Engel relative à la consommation selon laquelle « plus le revenu est faible, plus grande est la proportion de la dépense totale qui doit être consacrée à la nourriture ».

    Concernant les arbitrages dans les dépenses résultant d’une baisse du pouvoir d’achat, l’habillement arrive en tête des restrictions budgétaires pour 42 % des Français. Le poids de la dépense en habillement dans le budget des ménages, appelé coefficient budgétaire, ne représente plus que 3,2 % de nos jours soit un point de moins que la moyenne dans l’Union européenne. Dans son magazine du 18 avril 2024, LSA intitule un de ses articles « Le marché de l’habillement subit la déconsommation ».

    Les économistes qualifient l’impact direct de l’inflation sur l’achat de vêtements « d’élasticité de la consommation de produits d’habillement à son propre prix ». L’habillement, notamment les articles de mode « non essentiels », ont généralement une demande élastique en termes de prix. Les consommateurs ont la possibilité de réagir aux variations de prix en augmentant ou en diminuant leurs achats. « L’habillement est devenu une variable d’ajustement », déclare Gildas Minvielle (IFM).

    La pression de la concurrence limite la capacité des commerçants détaillants du secteur de l’habillement à répercuter l’impact des chocs inflationnistes sur leurs coûts d’approvisionnement et leurs charges d’exploitation.

    3.2. Une concurrence féroce dans le secteur de l’habillement

    a) La concurrence de la mode ultra rapide (« l’ultra fast fashion »)

    La mode ultra rapide est une mode interchangeable et jetable qui consiste à produire et à mettre en ligne de nouvelles collections en un temps record. Le groupe chinois Stein s’est imposé en quelques années comme le fer de lance de la mode ultra rapide avec des méthodes très discutées (conditions de travail des ouvriers, non-respect de l’environnement).

    Le développement de la mode ultra rapide a entraîné une déferlante de prix bas qui répond au pouvoir d’achat des Français. « L’écart de prix s’est creusé spectaculairement, le prix du milieu de gamme est trois fois plus cher que la fast fashion », précise Gildas Minvielle de l’Observatoire économique de l’Institut français de la mode (IFM). Pour la directrice générale de Primark, la mode ultra rapide a conforté leur modèle d’affaires. Enfin, selon Boston Consulting Group (BCG), ce nouveau type de mode pèse 3 milliards d’euros en France en 2022.

    La mode ultra rapide, pointée du doigt pour ses pratiques sociales et environnementales, est entrée dans le viseur du gouvernement.

    b) La concurrence de la vente de vêtements à prix ultra bas (« l’ultra low cost »)

    Dans un contexte inflationniste avec des baisses de pouvoir d’achat, les consommateurs se tournent vers des vêtements à des prix ultra bas (« ultra low cost ») sans se soucier de la qualité. Selon l’Agence de la transition écologique ADEME, aujourd’hui 7 vêtements sur 10 sont vendus à prix bas.

    c) La concurrence du marché de la seconde main

    « En 2020, le Covid a amené les Français à revisiter leurs placards : ces vêtements sont devenus le premier canal du marché de la seconde main », explique Olivier Badot, professeur à l’ESCP Business School, à l’université de Caen et membre de l’Académie des Sciences commerciales. Le marché de la seconde main, estimé à 6 milliards d’euros en 2022, est en plein essor en raison de la baisse du pouvoir d’achat et des préoccupations environnementales. Selon une étude d’Opinion Way publiée en septembre 2021, 41 % des Français achètent des articles d’occasion sur internet et 40 % dans les boutiques physiques d’occasion.

    3.3. Les nouvelles habitudes d’achat d’habillement des Français

    Adeptes des soldes[1], des petits prix, de la seconde main, de la location de vêtements, les Français continuent de réduire leur budget consacré à l’habillement. Selon une étude d’Eurostat,  « quand un Italien dépense plus de mille euros par an pour ses vêtements et chaussures, un Français investi 668 euros ». En outre, les Français font moins de shopping et boudent de plus en plus les boutiques de vêtements. Lorsqu’ils circulent dans les rues, ils ne s’arrêtent même plus devant les vitrines car ils ont les yeux rivés sur leur smartphone. Enfin, le télétravail a transformé les tenues de bureau et entériné le déclin de l’habillement classique. La posture de télétravail a façonné les habitudes vestimentaires. Certains ont abandonné les tenues strictes et professionnelles pour le tee-shirt et les « baskets » !

    Autre phénomène : nous observons un fléchissement de l’achat compulsif vers l’achat utile et durable.

    Au total, alors que les enseignes de moyenne  gamme font les frais de l’évolution des modes d’achat des consommateurs, le haut de gamme et le bas de gamme montrent une stabilité, voire une hausse de leurs résultats.

    4. Conclusion

    Face à ce bilan morose, le secteur de l’habillement doit se renouveler pour répondre aux nouveaux comportements des Français. Des pistes sont explorées pour relancer les ventes, telles que : 1) l’accélération de la transition numérique de leurs magasins de vêtements : retrait en magasin (click and collect),  ship from store, live-shopping, etc. ; 2) l’intégration de la seconde main et de l’économie circulaire pour répondre aux nouveaux modes de consommation ; 3) l’optimisation du parcours client pour fidéliser ce dernier.


    [1] Selon l’étude d’Opinion Way, 87 % des Français attendent les soldes pour faire leurs achats vestimentaires.

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