Philibert était un enfant intelligent, le regard clair, avec une pointe d’ironie au coin de l’œil. 12 ans… l’âge des belles découvertes. Il adorait sa date de naissance 30/8/38 qui lui permettait de surprendre les adultes : 38 – 38 répondait-il pour les déconcerter.
Il observait son grand-père qui venait de descendre un curieux objet du grenier. Une plaque de verre avec une grande page jaunie en-dessous. Cela ressemblait un peu aux journet que ses parents lisaient sur tous les supports de la maison et sur les feuilles souples interactives connectées à leurs éditeurs archiweb, creaweb et gameweb préférés.
Pour le moment il fixait le cadre. Le mot « J’accuse … ! » figurait en gros caractères.
Au moment où il ouvrit la bouche, son grand-père demanda : « Phil, tu veux bien aller chercher une bière à ton vieux grand-père dans le frigo ?! ».
Toujours à essayer de se faire prendre en pitié, mais il était si gentil ! Phil ne pouvait rien lui refuser.
Cependant, ça l’agaçait cette manie de dire FRIGO.
– Pourquoi dis-tu FRIGO, grand-père ?
– Parce que c’est comme ça que ça s’appelle, j’ai toujours dit FRIGO.
– Ça sort d’où, ce mot bizarre ?
– C’est une sorte de diminutif qui vient de Frigidaire. C’est la marque qui a inventé les réfrigérateurs. Les gens ont commencé à appeler ça un frigidaire, et après c’est devenu frigo pour aller plus vite.
– C’est Frigidaire qui a inventé ces appareils ? s’étonna Phil. Je croyais que c’était Google ! Le nôtre c’est un Google Freeze.
– Google a inventé ceux qu’on a maintenant, mais avant c’était juste des armoires pour faire du froid et conserver les aliments plus longtemps.
– Comme aujourd’hui alors !
– Non, mon Petit Phil. Avant, ça ne faisait QUE du froid. Il fallait penser à regarder dans le fri… réfrigérateur, pour voir ce qu’il restait qui risquait de s’abîmer, penser à racheter des yaourts, du lait, de la viande, bref tout ce qui manquait.
– ???
Manifestement Phil ne comprenait pas.
– Tu sais, Phil, le monde que tu connais n’a pas toujours existé. Quand je suis né, Internet démarrait à peine. Et ce frigo dont nous parlons a représenté une grande révolution. Ne plus avoir besoin de penser à faire de liste pour les courses, la commande qui part automatiquement pour que la livraison arrive à temps, c’est très nouveau. Les recettes proposées automatiquement et qu’on peut réaliser avec ce qu’on a dans les placards et le frigo, ta maman ou ton papa qui peuvent voir la vidéo de la recette pendant qu’ils cuisinent, ça n’existait pas. Ou plutôt c’était en … c’était en morceaux : on avait les aliments d’un côté, les livres de recettes de l’autre, les magasins ailleurs (on passait beaucoup de temps le samedi à faire des courses dans les supermarchés), si on voulait voir une recette, il fallait la regarder avant de cuisiner, sur un écran à part, sur l’iPad ou sur la télévision, enfin un appareil qu’on avait en général dans le salon ou la cuisine, je t’expliquerai. Toutes les surfaces en verre n’étaient pas des écrans connectés comme maintenant. Et…
– Bon d’accord, coupa Phil qui suivait son idée, mais Google, je croyais qu’ils existaient depuis longtemps.
– Tu n’as pas tort mais au départ c’est une entreprise qui a eu une idée formidable. Pour faire court, ils ont inventé l’idée qu’on pourrait aider les gens à chercher ce qu’ils veulent sur Internet. Et petit à petit ils ont eu des idées autour de cette idée … et ils ont inventé des tas de choses. Leur grande force, avec d’autres aussi, mais là on parle de notre frigo, leur grande force donc, ça a été de comprendre que si on était capable de maîtriser toutes les données disponibles, alors on pouvait se rendre indispensable à la fois aux gens à qui on rend plein de services, selon leurs besoins, mais aussi aux marques qui doivent vendre leurs produits à ceux qui en ont envie … ou qui pourraient en avoir envie.
– Les données ? tu as dit les données ?
– Oui, ce sont toutes les informations qui foisonnent partout et qui renseignent ceux qui les observent sur ce que nous aimons ou sur ce qui nous intéresse mais aussi sur qui nous sommes.
– Oui mais eux ils fabriquent des frigos comme tu dis !
– C’est là où ces géants, Google, Yahoo, Orange, et d’autres ont été très malins. Au départ ils maîtrisaient les données ou des contenus. Ils ont vite compris que pour aller plus loin et gagner de l’argent avec les marques et les distributeurs, il fallait aussi inventer les appareils qui seraient connectés avec ces données. Et pour gagner du temps, ils l’ont fait eux-mêmes sans chercher à s’associer avec les anciens fabricants de frigo. – Arrête de dire frigo ou je t’appelle Pépé !
– D’accord ! répondit le grand-père en riant.
– C’est génial ces données qui viennent de partout et permettent de tout savoir sur tout !
– Tout le monde ne l’a pas toujours pensé : rapidement les gens ont eu très peur et se sont dit qu’on allait tout savoir sur eux. En même temps il est vrai qu’ils n’arrêtaient pas de laisser des informations partout les concernant sans se rendre compte que c’était eux qui laissaient toutes ces traces. Un peu comme quelqu’un qui ouvrirait ses fenêtres et s’étonnerait qu’on le voie tout nu depuis la rue !
– Et ça s’est arrêté ?
– Oui et non. D’abord les gens ont pris conscience qu’il fallait parfois… fermer les fenêtres. Mais surtout, ils ont fait comprendre à ceux qui abusaient, c’est-à-dire ceux qui s’arrêtaient un peu plus que nécessaire devant la fenêtre ouverte, qu’ils ne leur faisaient plus confiance et qu’ils ne leur achèteraient plus rien. Et ça a marché ! Il fallait que chacun s’adapte… Les gens ont dû s’adapter à cette possibilité qu’il y avait de bien les connaître, ce qui dans un sens les arrangeait pour qu’on leur propose des choses intéressantes (ou qu’on réapprovisionne leur « frigo » !). Les fabricants, les publicitaires, les big media aussi ont dû aussi régler leur façon de rendre service par l’utilisation des données. Ce qui est important c’est que les gens ont fini par comprendre et faire comprendre qu’ils étaient libres et avaient l’intention de le rester.
– Tout est bien qui finit bien alors.
– Presque… Parce qu’à partir d’un moment, on s’est rendu compte qu’on avait « trop » d’information, et qu’on allait être noyé par tout cela sans arriver à s’en servir correctement.
– Ils n’étaient pas assez intelligents pour s’en servir ?
– Ça n’est pas la raison. Les plus grands techniciens, les entreprises les plus à la pointe (il y avait IBM, Google encore, Microsoft, Yahoo, et beaucoup d’autres dont tu n’as pas entendu parler) SAVAIENT comment faire. Le problème c’est qu’ils ne POUVAIENT plus…
– C’est bizarre.
– Tu as entendu parler des ordinateurs. Eh bien ils étaient arrivés au bout de ce qu’ils étaient capables de faire : ils se noyaient dans le tsunami des données qu’on leur donnait. Ou alors ils n’arrivaient plus à avancer assez rapidement. On était arrivé à la limite de leurs possibilités.
– Et tout s’est arrêté ?
– Dans un premier temps, les ingénieurs sont arrivés à redonner un peu de vigueur aux ordinateurs. Ils ont inventé des systèmes très intelligents : des méthodes de calculs, des algorithmes très malins. Et même des bio-ordinateurs. Ça a fait faire beaucoup de progrès dans plein de domaines, mais on savait que ça ne suffirait pas. Curieusement on savait avant les années 2000 d’où viendrait la solution. Mais on ne savait pas comment y arriver et on ne sait toujours pas ! On avait découvert une propriété curieuse de la matière, en réalité une conséquence des théories d’Einstein.
– Je vois qui c’est ! il est vieux et il tire la langue.
– Il s’agit des propriétés quantiques de la matière. C’est un peu compliqué. Mais même Einstein avait un doute sur cette conséquence de sa théorie. Bien plus tard on s’est rendu compte qu’il n’y avait pas d’erreur et qu’on pourrait tirer avantage de cette propriété incroyable. Pour faire simple, tout se passe comme si on arrivait à transmettre une information in-stan-ta-né-ment, un peu comme la téléportation. Tu imagines la révolution dans les temps de calcul ! Au départ on a réussi à s’en servir uniquement dans des applications militaires et le cryptage des données.
– Pour les espions ?!
– Si tu veux. Mais on n’a toujours pas réussi à le maîtriser pour les applications de la vie et pour tout ce dont on parlait tout à l’heure. Les ordinateurs quantiques verront peut-être le jour dans 50 ou 100 ans. Ils permettront des puissances de calculs inimaginables jusque-là !
Tout cela devenait un peu compliqué pour Phil. Il changea de sujet.
– Et ce truc jaune, là… ?
– C’est un journal, L’Aurore, un vrai en papier, qui date du 13 janvier 1898. Le journal, qui est sous ce verre pour être protégé, a été imprimé il y a plus de 150 ans. Emile Zola, un homme formidable, a écrit cet article que tu vois. Je te raconterai l’histoire une autre fois. Mais c’est pour cela qu’on l’a gardé dans la famille depuis tout ce temps.
– A quoi ça sert ? on a tous les ordinateurs et tous les archiweb pour ça maintenant.
– Tu as raison mais, comme je te le disais tout à l’heure, ça n’a pas toujours été ainsi. Aujourd’hui, on peut avoir de l’information partout comme on veut. Tout est disponible sous toutes les formes : des articles écrits comme celui-là, des images, du son, des vidéo ou un mélange du tout. Avant tout était séparé. Aujourd’hui on ne raisonne plus en média mais en contenus. On dit que les médias sont devenus des big médias qui intègrent tous les savoir-faire. Quand ils mettent à ta disposition des archives ce sont des archiweb. Quand ils créent des nouveaux contenus, ce sont des créaweb, comme par exemple les gameweb ou les fictionweb. On a presque tous à disposition ce qu’on veut, comme on veut et quand on veut. – Comment ça presque tous ?
– Il reste des inégalités, des injustices. Ça nous choque encore, et on a raison de ne pas s’y habituer, mais on ne se rend pas compte à quel point c’était pire avant.
– Donc, c’est l’évolution, coupa Phil. Et c’est pour ça qu’on n’est pas mort ! On m’a appris ça à l’école avec Darwin.
La conversation a duré longtemps. Ils n’ont pas parlé du mobile… il n’existe plus ! Dans l’univers digital, il était un peu particulier : mobiles grands écrans puis tablettes petit format, lunettes, devices ultraportables multifonctionnels inexistants 25 ans avant la naissance de Phil … et plus largement Internet of things, objets tout communicants comme le frigo ! Le mobile en tant que tel a disparu. Les conséquences publicitaires de l’ultra connexion « mobile » (et non pas du mobile) ont été considérables.
Le vidéo gaming est devenu tellement mature et naturel que le grand-père n’a pas pensé à parler d’avant quand on jouait sur écrans. Même le modèle économique et publicitaire a mis du temps à trouver un équilibre. Tout a changé lorsque les créateurs de jeux ont cessé d’être dépendants des consoles, déportant tout le calcul dans le cloud et n’envoyant que l’image résultante sur les écrans, lorsque que les marques annonceurs et leurs conseils ont réussi à concilier les contraintes de valeurs et la soif de liberté des joueurs qui ne voulaient pas limiter leurs héros à des actions trop conformes, et lorsque les coûts considérables de développement des jeux ont été réduits, notamment avec le Free To Play*(F2P)
Le grand-père de Phil, trop jeune à l’époque n’a pas eu conscience non plus de l’influence qu’a eue l’arrivée de la nouvelle génération d’annonceurs ayant connu le monde digital depuis toujours. Cela a contribué à accélérer fortement l’adoption des nouveaux media et le réflexe publicitaire associé. L’exigence sur les outils et tableaux de bord pour mesurer et rendre compte des performances et du retour sur investissement, sous contraintes de relations « librement consenties » entre les individus et les marques, s’est accru rapidement.
La discussion s’est terminée après que Phil ait demandé si certaines choses étaient restées comme avant.
– Oui des choses perdurent. Peut-être étaient-elles très en avance, sans qu’on s’en soit bien rendu compte. En Arts… Il existe de nouveaux styles, et ils utilisent aussi les nouvelles technologies. La danse, la musique, la peinture, la sculpture, l’architecture… Mais ce qui a été créé il y a des dizaines ou des centaines d’années nous touche et nous émeut toujours autant…
* F2P Système online où le joueur accède gratuitement aux premiers niveaux de jeu mais paie pour des contenus supplémentaires au travers de micro paiements.
Avec l’aimable autorisation de la revue INFLUENCIA
Article paru dans le n°5 : « Les Medias – Innove ou Crève »
Zysla Belliat est dirigeante chez MMZ Conseil. Ancien professeur Associé à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas. Elle est Présidente d’honneur de l’IREP et membre du Comité Scientifique du CESP. Membre du CEP.