Spiritualité et consommation saison 2

Spiritualité et consommation saison 2 : le marché de la cosmétique, nouvelle industrie du spirituel… ?

Le développement de produits ou services traitant directement ou indirectement de la sphère spiritualiste est en très nette progression depuis 20 ans en France, ce mouvement ayant été largement anticipé aux États-Unis, notamment en Californie et à New York.

La thématique de la spiritualité a fait l’objet jusqu’à maintenant d’un nombre assez restreint de publications en marketing et en comportement du consommateur, notamment en France. Pourtant, dès 2000, Marie-Laure Gavard Perret indique que « l’être humain est passé maître dans l’art de l’exploration externe et est aujourd’hui en demande de découverte de son corps et surtout de son esprit dans une quête existentielle d’intériorité. Selon elle, le marketing doit prendre en compte ces préoccupations nouvelles des individus, plus tournés […] vers l’esprit que vers la matérialité, et plus vers la connaissance que vers la possession ».

L’auteure poursuit ses réflexions autour des nécessaires évolutions du marketing qui, « s’il veut être capable d’appréhender ces nouveaux types de demandes, doit opérer une mutation qui tient dans le passage d’un marketing guerrier à un marketing écologique et éthique » (Gavard-Perret 2000, p. 13).

D’autres auteurs avaient déjà souligné de manière plus « macro » cet axe d’évolution en parlant de ce retour du sens dans nos marchés et pour eux le « nouveau marketing » doit ainsi sortir de son strict espace marchand afin de ne plus « mettre un produit en marché mais de mettre un sens en société » (Badot et Cova 1992, p. 23).

Ainsi, le XXIe siècle sera une période de transformation importante pour les religions dans les sociétés modernes, dans un contexte d’intérêt croissant de la spiritualité à travers des secteurs institutionnalisés religieux et non religieux. Le chercheur américain en études religieuses et sociologie des religions Wade Clark Roof (University of California à Santa Barbara) qualifie ce mouvement de « marché de l’industrie de la spiritualité » avec en parallèle la mise en place puis le renforcement d’un certain nombre de facteurs socioculturels en relation avec le développement de la spiritualité : l’individualisme et le centrage sur soi, le consumérisme, la désillusion face à la science et la recherche de plus de bien être intérieur (Roof 2003).

C’est donc un marché en croissance caractérisé par une demande diverse dans ses expressions (soins, produits culturels, alimentation, etc.) et exigeante sur la qualité relationnelle, désireuse aussi d’expériences spirituelles nouvelles et parfois exotiques (voyages vers l’Orient, regain d’intérêt pour les cultures primitives et souhait de retour à la nature) (Donnadieu 2001).

Ce qui fait dire à Régis Debray (2020, p. 9) : « L’aspiration générale est au soft, au light et au fun. Médecine douce et traditionnelle, indienne ou chinoise. Méditation, silence, lenteur, zénitude et plantes médicinales. »

Le constat de la généralisation du mode marchand de la satisfaction des besoins n’est pas nouveau mais tout indique qu’une nouvelle étape a été franchie. Aujourd’hui, il semble que même la spiritualité fonctionne en libre-service, avec une recherche d’expression des émotions et des sentiments et des quêtes animées par le souci du mieux-être personnel, conformément à la logique expérientielle (Champion 1993, 1995 ; Lipovetsky 2006) dont le marketing a été prompt à s’emparer et qui a permis à beaucoup d’entreprises d’opérer leur mue expérientielle.

L’une des caractéristiques de cette quête spirituelle contemporaine, c’est son rapatriement dans l’ici et maintenant. Ce n’est pas la vie éternelle ou le salut de son âme que l’individu hypermoderne veut acquérir ou assurer, c’est un mieux-être dans l’immédiat et une quête d’efficacité en étroite correspondance avec les impératifs de la construction de soi dans une société hyperconcurrentielle (Hervieu Léger 2001). Toutefois, cette posture pourrait évoluer de plus en plus avec une fragmentation du marché que nous évoquerons ultérieurement.

Ainsi le marché de la cosmétique s’inscrit parfaitement dans cette tendance à l’image de la marque Hollandaise Rituals qui propose à ses clients des expériences inédites de dépaysement (par le croisement de produits et de techniques à la fois occidentales et asiatiques) en reritualisant à la fois les soins du corps (dans un esprit japonisant) et l’entretien de la maison. L’objectif est de créer une nouvelle approche de la consommation en transformant les gestes de la vie quotidienne en rites. Les consommateurs investissent émotionnellement et rituellement une partie de leurs achats qui ne sont pas fonctionnels mais symboliques et « bons à penser » comme l’écrivait Claude Lévi-Strauss. L’approche rituelle est au cœur du projet de la marque : « Les rituels se trouvent partout, tous les jours, à tout moment, attendant d’être découverts, désireux de partager la beauté qu’ils renferment. Ce sont ces routines qui semblent sans importance et que nous avons tous tendance à ignorer. Rituals transforme ces routines et vous rappelle d’en profiter avec joie. Qu’il s’agisse de se prélasser dans un bain ou de créer une atmosphère chaleureuse grâce à la riche senteur de l’encens asiatique, Rituals vous aide à trouver le bonheur dans les petites choses de la vie. » 

Les produits pour le corps ou pour la maison Rituals invitent au voyage immobile, au dépaysement et à la réflexion, dans le respect des normes environnementales : « Votre bien-être personnel nous importe autant que celui de la planète. Nous nous investissons autant pour l’un que pour l’autre, et sommes convaincus que nous pouvons ouvrir la voie à un monde plus durable. Nous ne ménageons pas nos efforts pour protéger, préserver et prendre soin de la planète en prenant des mesures appropriées pour limiter notre empreinte écologique, pour que nous puissions tous profiter de la beauté de la nature pendant des générations. »

Dans le même secteur d’activité, la marque Taaj est inspirée de la médecine indienne de l’ayurveda qui permet à chacun de se connaître et d’adapter son mode de vie en fonction de ses besoins fondamentaux. Basé sur l’équilibre physique et émotionnel, l’ayurveda aide à préserver la beauté, la santé et le bien-être général. La marque se compose d’une gamme de soins dédiés aux femmes occidentales qui sont réalisés comme suit : « Les soins Taaj puisent leur force au cœur de l’eau de source de l’Himalaya. Cette eau est considérée dans les plus vieilles légendes indiennes comme “source de jeunesse”. Elle aurait le pouvoir de purifier tout ce qu’elle touche… »

De son côté le laboratoire de cosmétologie Garancia, fondé en 1908 n’est pas en reste, avec des campagnes de communication que n’aurait pas renié J.K Rowling, l’autrice de la saga Harry Potter.

Nous retrouvons ainsi pour cette marque des appellations de type : « Eau de sourcellerie », « Le pschitt magique », « Fée moi fondre », « l’Elixir du Marabout » « Huile ensorcelante aux supers pouvoirs »,« l’Appel de la forêt » ou le « Bal masqué des sorciers », la marque mixant ainsi univers magique et chamanisme. La toute nouvelle application digitale de la marque s’étant d’ailleurs donné comme nom : « L’école des sorciers ».

Dans un même esprit, la marque américaine de cosmétiques corps et cheveux Aveda cultive une approche spirituelle, engagée et écoresponsable ; elle souhaite « prendre soin du monde dans lequel nous vivons, depuis la fabrication de nos produits, jusqu’à notre manière de rendre à la société une partie de ce que nous en avons reçu. Nous nous efforçons de donner un exemple de leadership et de responsabilité en matière de défense de l’environnement, non seulement dans le monde de la beauté, mais également dans le monde entier ». L’idée qui a guidé le fondateur de la marque Horst Rechelbacher est indissociable d’une conscience aiguë de la responsabilité de l’humanité dans la dégradation de notre écosystème et de l’anthropocène : « Chaque jour apporte à chacun d’entre nous l’opportunité de créer des impacts positifs. Même les choix les plus simples et apparemment insignifiants que nous faisons au quotidien, ce que nous mangeons, ce que nous mettons sur notre corps et dans nos maisons, ont un impact qui va bien au-delà de l’individu. »

Enfin l’entreprise suisse Weleda, quant à elle développe des produits cosmétiques pour le visage, le corps et des médicaments d’origine naturelle propose elle aussi « une approche novatrice de la santé. Prenant en compte les correspondances profondes entre l’homme et la nature, Weleda privilégie le soin de l’être humain dans sa globalité grâce à des médicaments issus des trois règnes de la nature (minéral, végétal, animal) qui stimulent les forces d’auto guérison et aident l’organisme à restaurer ses équilibres dans le respect de ses rythmes et processus physiologiques individuels. Cette démarche complémentaire de la médecine conventionnelle est issue de la médecine d’orientation anthroposophique » .

Citons aussi un nouvel entrant sur ce marché, la marque Böö portée par Céline Dartanian, qui se positionne comme un laboratoire des pharmacopées ancestrale dont l’objectif est également de contribuer au financement de la sauvegarde des savoirs ancestraux, sa fondatrice étant elle-même chamane après un parcours de 15 années au sein du groupe TF1.

Dans tous les cas précédemment cités, les différentes entreprises proposent toutes, à des degrés divers et selon des modalités qui leur sont propres, de faire vivre à leurs clients des expériences enrichissantes, dépaysantes, édifiantes, permettant de répondre à une quête profonde de sens (notamment de la vie) et de légitimation par les actes de consommation qui ont été effectués.

Ainsi la spiritualité apparaît systématiquement comme une aspiration à la transformation de soi ; cette transformation de soi qui repose sur des « expériences » (Fromaget 1998) a été analysée par des psychologues des religions (Elkins et al. 1988 ; Meraviglia 1999 ; Piedmont 1999) et par des sociologues des religions ((Champion 2000a, 2001 ; Meslin 2005) entre autres) avec des résultats convergents (Lenoir 2003).

À ce titre, « si les religions sont inscrites dans un marché, celui-ci loin de dissoudre les territoires d’où sont “produits” les biens de salut ou de bien être, convoque au contraire des territorialités (à fondement imaginaire) de l’Asie. Un “produit” comme la méditation est d’autant attractive et consommée qu’il est porteur d’un “terroir”, site identifié de production qui garantit sa qualité et son authenticité » (Obadia 2013, p. 106).

Cette quête prend aussi la forme d’une transcendance de soi qui se réalise au nom de soi. Mais la frontière entre cette quête de soi-même et la quête de Dieu semble étroite et la transcendance de soi peut flirter aussi avec la quête non pas d’un Dieu transcendant mais d’un Dieu que l’on porte en soi (Champion 1995, 2000b) ainsi que le remarque avec justesse la sociologue et anthropologue des religions et de la laïcité Françoise Champion (chargée de recherche émérite au CNRS) et auteure de nombreux ouvrages de référence.

Il faut sans doute considérer que cette résurgence des spiritualités et des ésotérismes permet, entre autres, aux individus, d’augmenter l’éventail des choix et des possibles de la sphère privée en permettant un cocktail individualiste de sens, cette attente ayant immanquablement des conséquences sur les attentes ainsi que sur les comportements de consommation d’une partie de la population française soucieuse de bénéficier de moyens de se transformer elle-même en même temps qu’elle contribue à la transformation du monde.

Le cadre de la postmodernité indique qu’au-delà du mouvement de sécularisation se développe le noyau d’une option mystique largement répandue dont les débuts coïncident avec le troisième millénaire et dont les principaux traits sont la dimension nomade, le climat émotionnel, la sensibilité environnementale et le sentiment d’incertitude. Ce nouvel environnement laisserait des espaces de développement pour la réflexion spirituelle.

Ainsi, pour le sociologue Michel Maffesoli (2007) (professeur émérite à l’université Paris-Descartes), la postmodernité est la synergie de l’archaïque et du développement technologique. Le retour des valeurs archaïques, le tribalisme communautaire et le besoin d’être relié aux autres sont en opposition avec la modernité.

De son côté, Gilles Lipovetsky (2004) constate que la spiritualité fonctionne désormais comme une extension de l’hypermarché et du libre-service, libre-service servant de support pratique à une quête de mieux être personnel. Cette quête de « mieux être personnel expérientiel » se retrouve dans ce que Michel Maffesoli (1996b) pointe dans cette qualification du New Age qu’il considère comme « une volonté de réalisation du soi comme élément du cosmos et non comme une réalisation de soi » au sens de la philosophie classique.

Le cadre de l’hypermodernité prolonge et complète celui de la postmodernité en mettant notamment en avant la « soif d’expériences » qui caractérise le consommateur dit hypermoderne ; or, cette recherche d’expériences est aussi utilisée comme un chemin d’accès à la spiritualité, peut-être moins pour son essence que pour des conséquences imaginées comme un supplément de bien être et/ou de sérénité.

Nicole Aubert (2004) (professeure émérite de marketing à l’École supérieure de commerce de Paris) indique que cette « hypermodernisation » de l’individu se construirait autour de cinq thèmes : le rapport au temps, le rapport au corps, le rapport aux autres, le rapport à soi-même et le rapport à la transcendance.

Ainsi la spiritualité s’inscrit dans un contexte qui ressemble aussi à une réinterprétation globale du christianisme. Ce retour s’est ajusté aux idéaux de bonheur, d’hédonisme, d’épanouissement des individus, ces éléments étant des caractéristiques de notre époque.

La spiritualité contemporaine est holistique, thérapeutique, elle est une décision volontaire, un désir de croissance et de réalisation, elle peut être « laïque, voire athée (Guibal 2007). Dans l’un et l’autre cas, ces dimensions sont potentiellement inscriptibles dans le processus de marketing, dans la logique de marché ; un spirituel instrumentalisé (Camus et Poulain 2008) » (Dumas 2010).

Des soins du corps aux soins de l’âme il n’y a qu’un pas vite franchi tant la spiritualité dans la consommation pousse à l’achat de produits, utiles, beaux, bio et bons pour la santé et surtout édifiants et éclairants pour l’âme. La posture consumériste reposant sur un substrat spiritualiste cherche à concilier des besoins primaires et des besoins symboliques, des aspirations concrètes et des aspirations plus mystiques à travers des actes d’achat menant à l’épanouissement et à l’accomplissement personnel. Concilier valeurs humaines et ou religieuses, convictions spirituelles et consommation conçue pour le bien collectif, tel est l’enjeu d’une consommation de nature spirituelle qui répond à une crise de sens pour bien des individus frappés par l’inanité d’un système en crise sur le plan environnemental, géopolitique et social.

Souhaitons qu’à l’avenir les marques sachent nous proposer autre chose que l’instrumentalisation d’un espace qui jusqu’alors pouvait s’interpréter comme totalement différent du monde matériel. Toutefois, elles vont sans doute devoir être vigilantes, car il est fort possible, que de plus en plus, les consommateurs de demain ressemblent à la si juste description faite par Régis Debray dans son ouvrage le Siècle Vert paru en 2020 : 

« On doit(…) se réjouir de voir monter au créneau une génération de jeunes diplômés dont il y a tout lieu de craindre qu’ils ne savent pas distinguer à la campagne, un chêne d’un bouleau, ou une aubépine d’un lilas, mais qui a le mérite de se chercher un autre avenir qu’assistant chef de produit chez Unilever(…) » (le siècle vert pp 22).

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