L’année 2019 a vu le marché Suisse du commerce de détail entrer dans de grandes manœuvres et réorganisations qui présagent d’une intensification de la concurrence et de la présence d’acteurs étrangers sur ce marché convoité. La perspective d’une croissance très faible des dépenses en magasin en 2020 présage d’une bagarre intense.
Le marché Suisse se réorganise à grand train
Coup de tonnerre inédit : le groupe Migros a annoncé en milieu d’année 2019 son intention de céder à la fois les grands magasins Globus acquis en 1997; la chaine d’ameublement Interio ; ses magasins Depot (décoration d’intérieur) et M-Way (mobilité électrique).
En ce début 2020, 3 des 4 cessions ont déjà été réalisées. L’autrichien XXXLutz a repris 6 des 11 magasins Interio, la participation majoritaire de Migros dans Gries Deco (magasins Depot) a été reprise par le directeur de l’entreprise Christian Gries (petit-fils des fondateurs), et M-way a été cédé à Swiss E-Mobility Group. Reste le plus délicat et le plus important avec Globus.
Et l’ensemble du marché n’est pas épargné: la chaine de magasins de meuble Pfister (20 magasins et 1’800 employés) a également été achetée par XXXLutz en 2019.
Dans l’otique, Visilab a acheté McOptic et ses 62 magasins, alors que Visilab venait lui-même d’être absorbé par le géant EssilorLuxottica, qui a repris l’ensemble du groupe GrandVision dont Visilab faisait partie.
Au-delà des cessions, des fermetures sont aussi annoncées : Migros fermera prochainement à Aigle (VD) un de ses 8 magasins de bricolage sous l’enseigne Obi, la franchise Allemande gérée par Migros.
Manor a annoncé que, faute d’accord avec son bailleur, l’entreprise se voit contrainte de fermer cette année son magasin de 14’000 m² sur la Bahnhofstrasse à Zürich. Trois autres magasins vont également être touchés : la succursale de Bülach sera fermée prochainement et Manor cherche des repreneurs pour ses supermarchés de Delémont et de Liestal.
Le e-commerce, nouveau combat des acteurs suisses
Ces grandes manœuvres doivent permettre à ces acteurs d’investir massivement dans la digitalisation du commerce (phygital et omnicanal) et dans le e-commerce en plein boom en Suisse (+10% en 2018).
A l’image du leader Ikea qui va ouvrir sont 10e (et dernier ?) magasin en Suisse et qui a annoncé des ventes en ligne s’approchant maintenant des 10% de son CA, la croissance potentielle des enseignes suisses réside maintenant dans leur capacité à capter les commandes en ligne qui sont en forte croissance.
Mais ce pays de plus de 8 millions de personnes, les plus riches du monde en termes de fortune par habitant, aiguise aussi les appétits d’acteurs étrangers (Allemands, Chinois et Américains en premier lieu) toujours plus nombreux à vendre aux Suisses. Il y a quelques années prévalait encore l’idée de préférence nationale pour les achats en ligne, mais désormais c’est fini. Les leaders du commerce de détail doivent donc poursuivre leurs investissements en système d’information, infrastructures et en marketing pour se mettre dans la course en ligne. Et le Coût Par Clic (CPC) moyen de Google est deux fois plus cher en Suisse qu’en France. Il convient donc d’allouer aussi des ressources importantes sur ce volet marketing.
2020, une concurrence intense et l’avènement du Discount ?
A l’image d’Häagen-Dazs, arrivé à Genève 2019 alors que le marché des glaces est déjà saturé (les quantités de glaces vendues en Suisse tendent à baisser, au mieux à stagner, depuis de longues années), les acteurs en place et les nouveaux arrivants n’auront qu’une planche de salut : surpasser leur concurrents pour pouvoir tirer leur épingle du jeu. Le mot d’ordre est donc d’innover et d’occuper les territoires encore disponibles.
A ce chapitre, le hard discount poursuit son ascension en Suisse. Aldi, présent depuis 2005, a ouvert son 200e point de vente et poursuit sa croissance sur un rythme de 10 magasins par an.
Le marché de l’ameublement, dominé par Ikea va inévitablement se renforcer dans le discount avec l’arrivée de XXXLutz.
Quant au textile habillement, difficile de voir la fin du tunnel tant la consommation baisse en valeur et se tourne de plus en plus vers internet.
Dans ce contexte, le discount à paradoxalement de beaux jours devant lui dans ce pays au fort pouvoir d’achat.
L’alimentaire sauvera-t-il le marché ?
Le secteur alimentaire, en léger progrès en 2019 (+0.5% alors que le segment vêtements et chaussures a reculé de 4.5% après une régression de 5% en 2018), concentre donc tous les espoirs.
Ainsi, après le lancement de nouveaux concepts magasin avec Karma et Coop to Go, le Groupe Coop a ouvert en 2019 Fooby à Lausanne, un concept de vente alliant vente de produits, fabrication sur place et snacking.
Manor a de son côté initié un partenariat avec l’enseigne Bio c’ Bon qui disposait jusque-là de 4 magasins en Suisse : des produits Bio c’ Bon seront vendus dans les grands magasins du groupe qui se charge par ailleurs du développement de nouveaux points de vente pour l’enseigne.
Mais ici aussi, il n’y aura pas de place pour tout le monde. Ainsi les détenteurs de la master franchise Picard en Suisse viennent d’annoncer la fermeture de leurs 6 magasins, faute de succès auprès des consommateurs.
Finalement, toutes ces initiatives dans l’alimentaire permettront-elles de compenser le recul dans le non alimentaire ? Certainement pas. L’équation est donc complexe pour les magasins suisses car il s’agit à la fois de préserver de la valeur dans l’alimentaire, sans devenir trop luxe, et de faire face à des discounters, présents sur tous les fronts dans le non alimentaire.
Ce contexte exigeant à la fois des investissements en ligne et en magasin, pour des marges réduites en non alimentaire sera-t-il tenable ? Pas certain. En tous cas la bataille s’annonce âpre. Il faut s’attendre à du rififi en Helvétie.
Nicolas Inglard est correspondant à l’étranger pour l’Académie des sciences commerciales en Suisse. Il est directeur d’imadeo à Genève – cabinet de conseil et d’études pour le commerce.