Une des vocations de l’Académie des sciences commerciales est de contribuer au rayonnement de la langue française, grâce à la mise à jour permanente du Dictionnaire Commercial, riche de près de 8 000 mots et expressions traduits en quatre langues, et une attention constante au bon usage du français dans ses publications.
Pourtant, en 2022, pour la première fois depuis soixante ans, deux des ouvrages récompensés lors de notre cérémonie annuelle des Prix et Médailles, avaient des titres comportant une majorité de termes anglais : De l’Inbound Marketing à l’A(ccount) B(ased) M(arketing) par Gabriel SZAPIRO & Laurent OLIVIER et Le Social Selling au pays du ROIpar Michelle Golberger.
Cette entorse au règlement de notre jury de sélection est le résultat de la déferlante des termes nord-américains dans le vocabulaire commercial ou marketing et, plus généralement, dans toutes les communications professionnelles.
- La principale raison couramment invoquée pour expliquer cette déferlante est la suprématie de la langue anglaise, devenue l’Espéranto des échanges internationaux dans tous les domaines, économiques, financiers, commerciaux, scientifiques et techniques.
- D’autres justifications de l’emploi généralisé de l’anglais seraient liées à certaines caractéristiques de cette langue qui, comparée au français, permet d’énoncer le même message en un temps plus court.
Il est vrai que l’utilisation de « next step », « win-win » ou « deep learning » au lieu de « prochaine étape », « gagnant-gagnant » ou « apprentissage profond » divise par deux le nombre de syllabes et donc le temps de parole.
La capacité des nord-américains à créer des acronymes ou des mots composés sans s’encombrer de prépositions contribue également à une certaine économie de langage.
Qui plus est, compte tenu de l’invariabilité des adjectifs en anglais, ce phénomène risque de s’accentuer avec l’émergence de la grammaire inclusive française qui rallonge inutilement les discours en français.
- Au-delà de ces considérations linguistiques, la domination de la langue anglaise s’explique plus fondamentalement par l’avance permanente des Etats Unis en matière d’innovations technologiques et de méthodes conduisant à des néologismes universellement adoptés, tels que « big data », « cloud » (qui ne signifie rien d’autre que nuage), « start-up »(rarement remplacé par « jeune pousse ») ou « blockchains ».
De même, de très nombreuses normes internationales d’origine nord-américaine font désormais partie du langage courant dans la plupart des pays.
Qui évoque « la communication sans fil haute-fidélité » au lieu du « wifi » (wireless high fidelity) ?
Cette avance va de pair avec le haut niveau de l’enseignement supérieur et des publications scientifiques aux Etats Unis, en tête de tous les classements internationaux, à un tel point qu’il devient pratiquement impossible de diffuser une communication scientifique dans une autre langue que l’anglais.
Qui plus est, l’hégémonie de géants mondiaux nord-américains, numériques notamment, impose des méthodes et donc des vocabulaires utilisés dans leur écosystème.
A titre d’exemple, les concepteurs de sites Internet s’efforcent de renforcer leur « SEO » (Search Engine Optimisation), c.à.d. d’optimiser leur référencement naturel en fonction des algorithmes de Google, leader incontesté des moteurs de recherche et à l’origine du verbe « googliser » qui est entré dans le dictionnaire Larousse.
Cette colonisation de notre langue est renforcée par la pédanterie de certains experts ou prétendus tels qui multiplient les termes anglais dans leurs messages, à l’instar des médecins de Molière qui utilisaient le latin pour impressionner leurs patients.
Habitude ou pédanterie, cette tendance se développe même quand l’équivalence de mots anglais existe en français. On peut ainsi s’interroger sur l’utilité de parler de « ROI » (Return On Investment) au lieu de « RSI » (Retour sur Investissement).
- Certes, toute langue vivante doit évoluer en permanence, mais l’excès nuit en tout et certains observateurs sont tentés de déceler les prémisses d’un « grand remplacement » de la langue française, pour reprendre une expression dans l’air du temps.
Autre phénomène, on assiste à une « fracture linguistique » entre une certaine élite des affaires et d’autres entrepreneurs, en particulier dans les petites entreprises, ainsi handicapées dans leur expansion internationale.
Dans ce contexte, est-il encore temps de résister ? Pour répondre à cette question, il convient de s’intéresser au « marché » de notre langue.
Avec près de 350 millions de locuteurs, le français est la 5ème langue parlée dans le monde, après l’anglais, le mandarin, l’hindi et l’espagnol, Ces locuteurs résident essentiellement dans 28 pays où le français est soit la langue officielle, soit une des langues officielles. Plus largement, 57 états et gouvernements font partie de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF).
En 2050, selon différentes projections, entre 800 millions et un milliard de personnes parleront couramment le français, souvent en complément d’une autre langue, sur notre planète habitée par environ dix milliards d’êtres humains.
Au moins deux considérations doivent conduire à s’intéresser à ce futur ensemble qui représentera 8 à 10 % des terriens, dans une génération.
En premier, tout en respectant les particularités nationales et le multilinguisme, le partage de la même langue et de certaines valeurs favorise les échanges commerciaux entre pays francophones et même au-delà, en rappelant qu’au total 88 états sont regroupés dans l’OIF en tant que membres ou observateurs.
En second lieu, la francophonie représente une communauté d’intérêts et de solidarité, permettant de faire face aux dominations économiques nord-américaine et chinoise, dans un monde désormais multipolaire.
Un nombre croissant d’entreprises comprennent l’importance du marché de la francophonie. C’est ainsi que la « francophonie économique » était l’un des principaux thèmes de la dernière Université d’été du Medef, en août 2021.
- La question reste entière : comment renforcer le rayonnement de la langue française et, en particulier, du « français des affaires » ?
Outre l’OIF, un certain nombre d’organismes ont une telle vocation, principalement : la Délégation à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) au sein du ministère de la Culture, Actions pour promouvoir le français des affaires (APFA) et le forum français des affaires (FFA) qui regroupe de grandes entreprises s’efforçant d’utiliser le français dans leurs réunions internationales.
Hors de la France, l‘Office québécois de la langue française mène une action exemplaire, ayant compris, comme l’affiche la page d’accueil de son site Internet, que « Un français de qualité c’est bon pour les affaires ».
Dès son arrivée à l’Elysée, Manuel Macron annonçait la création d’un ambitieux « Dictionnaire des francophones », sous l’égide de l’Université Jean-Moulin de Lyon, en partenariat avec plusieurs institutions et universités nationales et internationales.
Ce projet, un moment ralenti par la pandémie mondiale semble relancé récemment.
En 2021, un autre projet présidentiel était annoncé : la création d’un musée de la francophonie dans le château de Villers Cotterêts, lieu symbolique où François 1er promulgua, en 1539, l’ordonnance dite « de Villers-Cotterêts » imposant désormais la rédaction de tous les documents juridiques et administratifs en français.
En parallèle des initiatives de ces différentes institutions, plusieurs actions nous semblent urgentes à mettre en œuvre.
Faudrait-il adopter, comme au Québec, une règlementation pouvant sanctionner certaines entorses à la langue française ? Nous nous interrogeons sur l’efficacité d’une telle mesure. La loi Toubon de 1994 n’a entrainé que quelques rares condamnations (dont 570 000 euros d’amende à GE Medical System pour avoir diffusé à ses salariés, en 2006, des documents importants en seule langue anglaise). Elle n’a pas empêché l’invasion des termes anglais dans les enseignements de gestion, à commencer par le terme « marketing », face auquel le néologisme « mercatique » est mort-né.
Comme dans toutes les législations contraignantes, il conviendrait peut-être de mieux calibrer les moyens de contrôle au regard des résultats attendus.
La première urgence consiste à renforcer la promotion du français à l’étranger, par les Lycées français et les Alliances françaises. Après des décennies de stagnation, le nombre de ces établissements a légèrement augmenté depuis 2018, mais les investissements associés sont encore insuffisants.
Concernant l’accueil d’étudiants francophones en France, la situation est encore plus critique. Des mesures récentes ont multiplié les obstacles pour ces futurs ambassadeurs de notre langue : augmentation de frais d’inscription et restrictions en matière de visas.
Ce type de mesures a entrainé une augmentation de l’attractivité d’autres pays, américains notamment. Etrange façon de faciliter la collaboration commerciale et culturelle avec nombre de partenaires qui, tels les pays d’Afrique du Nord, maintiennent un enseignement supérieur en français, souvent en décalage avec leur opposition traditionaliste. Pour combien de temps encore ?
Par ailleurs, il nous parait vital de mettre en place une véritable coopération francophone dans les domaines de la recherche et de l’innovation. Cette coopération pourrait engendrer de nouveaux termes techniques ou scientifiques, sur le modèle nord-américain.
Précisons ici qu’il ne suffit pas de créer des néologismes en langue française, sans une communication et une pédagogie intense auprès des dirigeants d’entreprise, des leaders d’opinion, des enseignants, des étudiants et des journalistes.
Il sera alors peut-être possible de ne plus nommer une émission « Vrai ou fake » comme ose le faire la radio publique France info, qui semble ignorer le terme « infox », récemment créé.
Dans tous ces combats, l’Afrique, espoir croissant de la francophonie, doit jouer un rôle de tout premier plan. Nous ne citerons qu’un exemple de pays déjà engagé dans cette voie : le Maroc, dont le souverain a clairement désigné l’Afrique francophone comme zone prioritaire d’expansion économique, avec des succès significatifs dans plusieurs domaines de l’industrie, de la finance ou de l’enseignement supérieur.
Souhaitons que, lors du prochain quinquennat, nos responsables politiques prennent d’avantage conscience de toutes ces urgences et agissent en conséquence.
Pour sa part, l’Académie des sciences commerciales continuera à s’investir et militer pour la promotion et le développement de la langue française et de la francophonie.
Jean-Paul Aimetti, diplômé de CentraleSupélec et docteur en mathématiques appliquées aux sciences humaines, a d’abord dirigé des sociétés de conseil et d’études (Centre Français de Recherche Opérationnelle, BVA et le groupe SOFRES en Europe).
Aujourd’hui, il est professeur émérite au CNAM, président de l’Académie des sciences commerciales et président de l’ISC Paris, grande école de commerce.