Les parts de marché des distributeurs français mesurées par Kantar pour cette fin 2023 marquent une fois encore la victoire des discounters et des indépendants, avec à leur tête E.Leclerc qui continue de creuser l’écart avec ses concurrents. La raison principale : toutes ces enseignes bénéficient de leurs politiques de prix bas.
Un peu d’histoire
Il y a déjà presque un quart de siècle, Carrefour s’unissait à Promodès pour donner naissance, à l’époque, au deuxième groupe mondial de distribution derrière Walmart, le premier en Europe et en France, avec un chiffre d’affaires sous enseignes de 100 milliards d’euros et près d’un demi-million de collaborateurs. Le jeu concurrentiel s’en trouvait bouleversé et chacun se demandait comment les concurrents résisteraient à la puissance de ce nouveau leader.
Or, on le constate aujourd’hui, ce que certains décrivaient comme inéluctable, à savoir une domination sans partage de Carrefour dont la part de marché en France ne pourrait que croître, ne s’est pas produit. Bien au contraire, depuis plus de vingt ans cette part de marché n’a cessé de diminuer au profit des discounters et des indépendants, en particulier E.Leclerc. Ainsi, contrairement à une idée reçue, la taille est insuffisante pour donner à un distributeur un avantage concurrentiel décisif.
Parts de marché et positionnement prix
En réalité, la clé pour justifier les évolutions de parts de marché de ces vingt dernières années reste le prix. Alors que sur la période 2002-2022 les groupements d’indépendants E.Leclerc, Intermarché, et Système U, ainsi que les discounters Lidl et Aldi, bien positionnés en prix, gagnent des parts de marché, Carrefour, Auchan, Cora et surtout Casino, moins bien placés, en perdent. Il n’est donc pas étonnant que Leclerc, leader en prix, soit le distributeur dont les gains de parts de marché sont les plus importants et que Casino, le plus cher, soit celui dont la part de marché s’effondre. S’agissant de Carrefour, il est clair que ses difficultés à réussir « la fusion du siècle » avec Promodès (cf. mon livre « Carrefour des illusions », Gobin Bertrand Ed., 2010) ou à adapter ses grands hypers aux évolutions de la consommation ont pesé sur sa compétitivité. Mais l’essentiel de sa sous-performance tient à son incapacité à maintenir dans la durée une politique constante de prix bas et, surtout, perçue comme telle par le client. En effet, Carrefour a alterné des périodes de discount pour attirer des clients et de remontée des prix pour assurer le résultat, avec au final un positionnement prix dans la moyenne du marché. Rien n’est pire que cette politique de « yo-yo » qui brouille l’image-prix et finalement coûte cher.
Au contraire, le prix est dans l’ADN de E.Leclerc. Depuis sa création, les adhérents du groupement doivent mener « le combat pour le prix bas » et s’engagent à ce que leurs magasins aient un indice prix calculé par l’OPUS de Nielsen inférieur à 96 (par rapport à un indice moyen de 100). Pas étonnant que la part de marché alimentaire de E.Leclerc soit passée de 15% en 2002 à 23% en 2022 !
Avec le retour de l’inflation, priorité aux prix bas
Il faut enfin noter que l’avantage concurrentiel que tire E.Leclerc de sa politique de prix est particulièrement important dans la période de reprise de l’inflation que nous sommes en train de vivre. Le prix est aujourd’hui plus que jamais au cœur de la préoccupation des clients. Ainsi, E.Leclerc, prenant la dimension de cette conjoncture nouvelle, n’a pas hésité à baisser sa marge qui est passée de 25% en 2021 à 21,3% en 2023, avec pour conséquence un positionnement prix de 91,7, soit plus de 8 points inférieur à la moyenne du secteur (l’écart n’a jamais été aussi grand) et un gain de part de marché impressionnant de 1,1 point en cumulé cette année, les autres indépendants étant situés entre les indices 95 et 97, Carrefour à 101 et Casino… hors-jeu.
La politique tarifaire, critère d’évaluation
Certes, le prix n’est pas tout, il existe bien d’autres facteurs à prendre en compte pour évaluer un distributeur. Néanmoins, si le prix est si important à considérer c’est qu’il est la résultante de la bonne gestion de l’entreprise dont l’efficacité des achats, l’intelligence du marketing ou la maîtrise des coûts.
A la direction financière de Promodès, lorsque je recevais les analystes financiers, je ne manquais pas de leur rappeler que la bonne évaluation d’un groupe de distribution ne pouvait se faire sans considérer son positionnement et son image prix, aussi important à prendre en compte que son chiffre d’affaires, son résultat ou le niveau de son endettement. Il est en effet relativement facile pour un distributeur d’externaliser un résultat flatteur sur un ou deux exercices. Il suffit d’augmenter ses prix, avec le risque de perdre ses clients et de voir fondre sa part de marché et sa capacité à rester compétitif.
La liste est longue des distributeurs qui, notamment pour faire face à des politiques de croissance externe mal maîtrisées, ont été conduits, par facilité, à augmenter leurs prix. Stratégie mortelle qui s’est en général traduite par leur rachat par un concurrent.
Tout le talent du distributeur réside dans sa capacité à adapter son assortiment aux besoins de ses clients et à investir ce qui est nécessaire pour financer une politique tarifaire qui permette la croissance de son chiffre d’affaires et de sa part de marché. Ainsi, amorce-t-il le cercle vertueux bien connu « prix-part de marché-prix » qui garantit la pérennité de son entreprise.
Nouvelle donne
Aujourd’hui, un nouveau mouvement de concentration vient bousculer le secteur avec la reprise des hypermarchés et des supermarchés de Casino par Auchan et Intermarché. À nouveau, comme lors de la fusion de Promodès et de Carrefour, on se pose la question de l’impact de cette opération sur le jeu concurrentiel en France. Certains laissent penser que cela pourrait affaiblir la position du chef de fil E.Leclerc. Or, comme nous venons de le rappeler, si la taille est importante, tout groupe ayant la capacité de maintenir sa compétitivité-prix n’a rien à craindre.
Pour conclure sur ce thème, quoi de mieux que de laisser la parole à un expert unanimement reconnu en la matière, Michel-Édouard Leclerc qui, évoquant l’opération Auchan-Intermarché sur Casino dans un entretien récent, disait : « la taille de la grenouille ou du bœuf, ça ne m’a jamais impressionné », et il ajoutait enfin : « Face à l’avenir, c’est toujours un David qui terrasse Goliath ! »
Nous sommes d’accord que ce n’est pas Carrefour qui dysfonctionne mais ses dirigeants, depuis « fort fort lointain » !