Alors que Stokomani vient d’ouvrir en Suisse son premier magasin hors de France, le néerlandais Action annonce son développement prochain dans le pays. Surprenant de voir des discounters, purs et durs, à l’assaut d’un pays réputé être un îlot de cherté au fort pouvoir d’achat ?
Pas si étonnant quand, en analysant son commerce, on constate, contre toute attente, que le discount domine tous les secteurs dans ce pays.
Bienvenue chez les champions du pouvoir d’achat
La première image qui vient à l’esprit quand on évoque la Suisse n’est pas celle du discount, j’en suis bien conscient. Quand on pense à cette région, les évocations passent par les banques, le chocolat et le luxe. Il faut dire que le pays est, avec la principauté du Liechtenstein, le champion européen du pouvoir d’achat. Dans le classement 2021 de Gfk, le pouvoir d’achat moyen en Suisse est près de 3 fois celui de la moyenne européenne (2,7 précisément). Selon l’enquête sur le budget des ménages de l’Office Fédéral de la Statistique, le revenu brut moyen d’un ménage est de 9 817 CHF en 2020 ; les dépenses de consommation privées qui en découlent étant de 4 564 CHF.
Ajoutez à cela le fait que l’inflation helvétique est traditionnellement modérée, même en ces périodes agitées (l’inflation a reculé en 2023 pour s’établir à 2,1% sur l’ensemble de l’année, contre 2,8% en 2022), et vous comprenez que cette image de fort pouvoir d’achat n’est pas une légende.
Mais toute l’économie est ajustée en fonction de cela, et les prix à la consommation dans ce pays, sont d’un niveau très, très élevés. Ainsi, lorsqu’un boucher affiche le prix de ses viandes, ils sont annoncés aux 100 grammes dans les supermarchés. Plus flatteur qu’au kilo ! Dans le domaine des dépenses de logement, les loyers ont aussi augmenté de 4,4 % en moyenne en 2023 (près des 2 tiers des résidents sont locataires en raison des prix élevés de l’immobilier et de conditions bancaires et fiscales assez restrictives).
Une humoriste s’en amuse en résumant ainsi la situation : « quand vous voyez les prix en Suisse, vous trouvez que c’est cher. Mais ce n’est pas cher, c’est juste que vous n’avez pas les moyens ».
Le discount, roi du commerce suisse
En fonction de ces éléments, pas surprenant de voir des temples du luxe en Suisse comme la célèbre rue du Rhône à Genève. Mais celle-ci n’est pas le quotidien de la majorité des habitants, bien au contraire. Ainsi tous les pans du commerce sont investis, sinon dominés, par des acteurs du discount.
Dans l’alimentaire, on soulignera l’incroyable croissance d’Aldi et Lidl qui ont ouvert ensemble près de 400 magasins dans le pays en une quinzaine d’années, sans pour autant remettre en cause le « hard discounter » local Denner (propriété du groupe Migros depuis 2009) qui dispose de plus de 800 points de vente.
Dans l’équipement de la maison, Ikea va ouvrir en 2024 son 10ième magasin helvète. Quand on sait que la France, 8 fois plus grande que la Suisse en termes de population, compte 43 magasins, on comprend bien l’énorme pénétration du géant Suédois dans ce pays, qui fût d’ailleurs sa première implantation hors de Scandinavie en 1973. D’ailleurs, le challenger d’Ikea, l’autrichien XXXLutz (propriétaire de BUT, Conforama notamment) ne s’est pas trompé sur l’attractivité du marché en rachetant l’enseigne Pfister, plusieurs magasins Interio et certains champions locaux comme meubles Pesse en Valais.
Dans la mode, Zalando fait, selon certaines estimations non officielles, près de 15% de son chiffre d’affaires dans ce petit pays de « seulement » 9 millions d’habitants et domine le secteur textile habillement en ligne.
Dans l’électronique, c’est l’enseigne du groupe Coop, Interdiscount, dont le nom ne fait planer aucun mystère sur son positionnement qui domine le commerce magasin, suivi de près par Mediamarkt. Le groupe Migros dispose aussi de son champion Digitec Galaxus qui domine le marché des achats en ligne de ce secteur.
Pour le sport, Decathlon et ses premiers prix fonctionne très bien et a, maintenant, mis les bouchées doubles pour essayer de détrôner le leader Ochsner Sport.
Enfin, le hard discount non alimentaire n’est pas en reste : le néerlandais Action vient de surprendre tout le monde en annonçant son arrivée prochaine. Maxi Bazar, racheté par la famille Zouari en janvier 2022 et qui vient d’ouvrir en Suisse le premier magasin hors de France de son autre entreprise du secteur Stokomani, est présent dans tout le pays depuis de nombreuses années. Le secteur compte aussi plus de 30 magasins Gifi et le spécialiste local Otto’s dispose de 100 magasins à travers le pays.
Un consommateur au fort vouloir d’achat
Difficile d’imaginer un tel paysage du commerce de détail dominé par des discounters dans tous les domaines pour quelqu’un qui ne connait pas le pays et reste bloqué sur l’image d’Épinal de l’îlot de cherté.
C’est, d’une part, que l’essence même du commerce est liée au discount.
Ainsi, dans les années 1860, le Bon Marché a percé dans le commerce, aussi, parce qu’il crée une rupture de prix en faisant du direct fournisseur et en supprimant les grossistes, demi-grossistes et autres intermédiaires.
Migros, lancé il y a près de 100 ans dans les premiers camions Ford fabriqués en série, a percé sur le marché en proposant une gamme très limitée de quelques produits (riz, pâtes, sucre, café, huile alimentaire et noix de coco), environ 20% moins chers que les prix de marché de l’époque.
Plus proche de nous, rappelons-nous de la fameuse phrase de Bernardo Trujillo qui a été l’un des précurseurs de la grande distribution moderne dans les années 1950 aux États Unis :
« Les prix bas ? Les pauvres en ont besoin, les riches en raffolent. »
C’est que, d’autre part, quand on a du pouvoir d’achat, on peut en user et faire valoir son envie de consommer.
Il faut donc croire que le fort pouvoir d’achat des suisses offre de nombreuses occasions de s’exercer et de mettre en œuvre ainsi ce que Julien Monardo appelait dès 2012, le « vouloir d’achat ».
Certes, les enseignes qui trouvent une rampe de lancement dans un positionnement discount sont souvent tentées d’étoffer leur offre par la suite, et de renier leurs fondements de discounters. Mais cela constitue une certaine dérive stratégique et nous avons aussi de nombreux exemples d’entreprises qui parviennent à maintenir leur positionnement, et leurs valeurs, pour rester dans une proposition discount forte.
Dans la période actuelle d’inflation et de tensions économiques, nuls doutes que cette attractivité du marché suisse pour les enseignes discount ne passera pas inaperçue pour de nombreux acteurs dans les années à venir. D’autant plus que l’évolution du taux de change CHF Euro, actuellement à environ 1,07 alors qu’il était à 0,9 en 2019, renforce encore l’intérêt de ce marché lors de la consolidation des activités en Euro.
Mais y aura-t-il de la place pour tout le monde ? Pas si sûr. La bataille risque donc d’être très intéressante.
Nicolas Inglard est correspondant à l’étranger pour l’Académie des sciences commerciales en Suisse. Il est directeur d’imadeo à Genève – cabinet de conseil et d’études pour le commerce.