Votre dernier ouvrage le Chaos de la prospective et comment s’en sortir, peut annoncer aussi bien l’entropie qu’un futur heureux. Quels signes positifs voyez-vous pour les « Trente terribles » 2020-2050 ?
En 1979 Jean Fourastié a nommé les années 1946-1975, donc a posteriori, Les Trente Glorieuses. Cela a été décliné par la suite en Nouvelles Trente Glorieuses ou Trente Piteuses. Je prends un pari pour « Les Trente Terribles 2020-2050 » non pas au niveau France, mais au niveau monde.
On sait déjà, que la démographie va faire passer les Terriens de 8 milliards (en 2022) à 10 milliards vers 2045 (indice 100 à 125), que la richesse (donc la consommation) des Terriens va passer de l’indice 100 à 133, que l’élan global de pollution est à la hausse plutôt qu’à la baisse. Sauf si !
C’est ce sauf si qui est possible. D’une manière générale, la frugalité (vivre mieux avec moins) est une réponse, et non pas la sobriété (vivre moins avec moins). Il y a d’autres réponses positives.
L’efficience économique due à la transition numérique ou à l’IA risque-t-elle de se fracasser sur le processus de « décivilisation » diagnostiqué par Jérôme Fourquet et d’autres auteurs ?
Penser le monde par sa puissance numérique est une profonde erreur.
D’une part, la transition numérique (et la transition énergétique) signifie se livrer aux mains d’une seule puissance, la Chine, qui contrôle la production des composants de batteries automobiles, panneaux solaires, éoliennes, ordinateurs, etc. Même le pétrole ne fut pas concentré en aussi peu de pays. Il va falloir 10 à 20 ans – si on en a le temps – pour échapper à cette mainmise. N’oubliez pas qu’il faut 10 à 15 ans pour mettre une mine en exploitation. Nous sommes dans ce temps critique avant 2050.
D’autre part mettre en majeur l’IA c’est oublier l’Homme et son Intelligence Emotionnelle, son Quotient Emotionnel.
La décivilisation est autre chose. Dans le cas de la France, elle se fonde sur la dégradation du respect de l’autorité, un long processus depuis plus de quatre décennies. Dans le cas du monde, c’est la désoccidentalisation, la chute de l’occident référent.
Les transitions écologiques de l’économie appellent-elles une nouvelle éthique collective ou spirituelle, voire une « raison d’être » de la société, et ont-elles quelque chance d’émerger ?
La transition numérique et la transition énergétique supposent un temps de crise avec le retour à l’état antérieur ou un virage assumé. Ce discours est rassurant mais non suffisant.
Il ne s’agit pas de consommer moins, il s’agit de consommer mieux.
Rétro-projetez-vous en 1990 en regardant vos photos et les journaux de l’époque. Sommes-nous aujourd’hui plus heureux ? Non. Plus d’argent n’a pas fait plus de bonheur. Il ne s’agit pas de supprimer le téléphone mobile, Netflix et l’ordinateur portable, il s’agit de consommer différemment, frugalement, de moins jeter, de moins remplir nos placards, de diminuer nos déplacements de 10% par an, …
Si vous considérez cela comme une nouvelle éthique collective, alors oui.
Mais l’acte volontaire de quelques individus à l’image du colibri n’est pas suffisant. La contrainte sera autoritaire.
L’IA générative va-t-elle donner raison à Keynes, qui prédisait que grâce aux gains de productivité il suffirait en 2028 de travailler trois heures par jour pour disposer d’un salaire suffisant ?
Et pourquoi pas deux heures, par jour, une heure chaque deux jours…
Le travail – l’activité rémunérée – est l’une des identités d’une personne, voire la seule. Supprimez le travail et… je vous laisse imaginer la société : un superbe film avec des robots partout !
Une femme qui nait en 2023 travaillera moins de 12% de son temps de vie, sommeil compris si l’on suppose un continuum de prolongation de vie.
Votre question interroge sur le « salaire suffisant ». Je parlerais de revenu suffisant, voire de revenu universel. Sur ce sujet, la France est largement redistributrice et son indice GINI est l’un des plus égalitaires qui soit. Ce revenu universel – ou quelque soit son nom – est en test partiel dans plusieurs pays
Qu’est-ce que le prospectiviste nous dit des emplois dans vingt ou trente ans ? Les crises sectorielles de recrutement sont-elles appelées à se multiplier ?
En général, une telle question inclut le discours ambiant actuel : l’Intelligence Artificielle va supprimer des millions d’emplois. C’est très réducteur et objet de tendance, pas de prospective. La voiture automobile a supprimé les maréchaux-ferrants et a développé une économie inconnue à l’époque. Il en est de même aujourd’hui surtout si la frugalité modifie notre modèle économique.
Ces fameuses « transitions » dont on a parlé demandent des compétences que l’on n’a pas aujourd’hui dans la recherche et les sciences – on forme mondialement des millions de diplômés sans travail — mais aussi dans les mines, la construction et les services à la personne. L’immense travail en cours est de faire coïncider les compétences avec les besoins présents et futurs.
Le commerce a été longtemps un ascenseur social, a-t-il perdu ce rôle et quels secteurs l’auraient repris ?
Je pense d’abord aux commerces de rue, de marché.
Le commerce reste un formidable ascenseur social à condition que l’on ne le contraigne pas systématiquement. L’une des dernières contraintes est la mise à la casse des véhicules diesel pour passer à l’électrique. La frugalité serait le rétrofit, de changer le moteur diesel en le remplaçant par un électrique, et de conserver la carcasse.
Je pense ensuite à la loi ZAN (zéro artificialisation nette) qui, aussi fondée soit-elle, oublie les déplacements de population notamment du quart Est de la France vers les côtes. Cette loi protège les mètres carrés acquis et en fait de la spéculation profitable aux plus gros commerçants.
Il y a aussi le e-commerce qui bénéficie de taxes différentes (entrepôts) et d’horaires différents (24/24) non égalitaires. Alors le commerce physique doit se réinventer et l’ascenseur social joue à plein.
La consommation contribue-t-elle à faire société ?
En France, la consommation est le moteur de la production de richesse, avec les services. Dans d’autres pays, c’est plus équilibré avec l’industrie notamment – donc l’investissement — parce que le coût du travail est moins élevé qu’en France.
La frugalité – si cette orientation est retenue – est une chance. La frugalité ne peut être justifiée qu’avec la baisse de la consommation de produits, dans la mesure où ces produits ont une durée de vie plus longue : consommer moins en nombre, consommer mieux en durée de vie.
Aujourd’hui, la seconde main, le produit d’occasion, le produit réparable, fait société comme vous dites. C’est à l’Etat, aux entreprises d’amplifier le mouvement.
La précarité n’apparaît pas dans ce « chaos », elle revêt pourtant de multiples visages et devient un fléau pérenne…
La précarité a des formes multiples. Dans le livre, j’insiste sur les jeunes qui ne peuvent ni acquérir un logement, ni une voiture électrique : c’est dramatique et insurrectionnel. De même que le manque de logements est un frein à la mobilité du travail.
En revanche, les migrants qui dorment dans les rues sont une précarité bureaucratique : interdits de travail tant que les « papiers » ne sont pas en règle, avec un délai d’une longueur sans nom ; c’est scandaleux !
Les visages multiples de la précarité en France n’ont effectivement pas été développés dans le livre.
Comment la « frugalité », que vous préférez à la sobriété, s’accomplit-elle dans le domaine alimentaire ? Annonce-t-elle une diminution de la largeur de l’offre commerciale ?
Dans le domaine alimentaire, la frugalité est d’abord économique, dans la complexité des structures entre la production et la consommation donc de la distribution au sens large. Nous sommes restés dans des structures du siècle dernier.
Puis la frugalité doit se retrouver dans l’égalité des normes des produits, normes agricoles, normes industrielles, normes, de conservation, etc.
Enfin la frugalité se retrouvera aussi dans les choix alimentaires en France. Une importante étude française sur le microbiote va conclure sur l’importance de diminuer la consommation de produits hyper industrialisés. En somme : mangez mieux et vous serez en meilleure santé. Dit différemment, nous entrons dans une époque très collectiviste, chacun a des droits, chacun a des devoirs. Le droit à la santé et de suivre les prescriptions, ne pas les suivre diminue les droits. J’en conviens, la démarche est collectiviste et nous ne sommes pas raisonnables. Il faut donc imposer le cadre si l’on veut que notre descendance vive correctement.
Va-t-on assister à une remontée durable des dépenses d’alimentation en valeur relative du budget des ménages ? Et si oui résultera-t-elle plus de la valorisation des produits ou de la paupérisation accrue d’une partie de la population (pour ne parler que de la France) ?
Comme pour le textile, les déplacements, les achats de produits électroniques, on peut vivre mieux en achetant moins, voire en dépensant moins.
En France, si l’on comblait le retard de construction de logements, le coût de l’habitation baisserait en dégageant du budget, par exemple, pour mieux manger.
Mais objectivement, le problème n’est pas que là.
D’une manière générale, l’agriculture pour nourrir les Français est de plus en plus combattues (la France importe la moitié de ses fruits et légumes, de ses poulets, de ses poissons, le quart de son bœuf et bientôt du lait, etc.) par des écologistes qui promeuvent l’agriculture familiale de la France de 40 millions d’habitants qui avaient, pour beaucoup, un jardin. C’est une époque révolue. La France a près de 70 millions d’habitants et l’agriculteur veut aussi prendre des vacances et non pas travailler 7 jours sur 7.
Là aussi ce sont les Trente terribles. L’agriculture française doit se réinventer au plus vite.
Comment voyez-vous évoluer le commerce, et en particulier quel avenir voyez-vous à l’hypermarché, dont vous annonciez la disparition et, plus largement, au « circuit GSA » ? Que leur reste-t-il comme atouts ?
Effectivement, j’annonçais la fin des grands hyper (+12 000 m²) dès 2003 pour de multiples raisons dont la baisse du nombre de personnes par foyer, la concurrence des grandes surfaces spécialisées, etc. et, surtout, le temps d’achat d’un produit de plus en plus long, 4 mn en hyper, 1 mn en hard discount pour un panier moyen respectivement de 15 et 11 produits, temps d’entrée et de sortie du parking compris. Le temps est un critère d’achat comme le prix ou le choix.
Aujourd’hui le e-commerce associe le temps et le choix. Pour le drive, le temps d’achat est de l’ordre de 20 secondes par produit, retrait non compris. Or, depuis 2003, le temps est un critère de plus en plus important pour les clients : le smartphone a multiplié nos activités, le télétravail a libéré du temps contraint de transport. Notre temps de vie a profondément changé.
De plus le temps de vie des produits s’est réduit de par leur évolution technique ou la mode (si ce mot a encore un sens), et les hard-discounters se sont développés dans tous les domaines (cosmétique et entretien, bricolage, décoration, électronique, etc.) comme le commerce de seconde main.
Aucun de ces nouveaux circuits ne va éliminer les autres. Le consommateur est multiple et sa disponibilité d’achat est multiple. Chaque commerce doit mériter sa visite.
Par ailleurs la distance d’achat représente un temps et un coût qui va augmenter et compliquer certains achats d’autant plus si le transport individuel se réduit (voiture) au profit de transports collectifs. La livraison sera repensée.
Vous préconisez de revenir à la valeur du produit. Les marques devraient-elles n’être considérées que comme les faire-savoir d’un savoir-faire ?
Depuis l’entrée de la Chine dans l’OMC (11 décembre 2001 pour prendre une date symbolique), l’usine du monde et ses pays satellites ont transformé les coûts de production des produits. Les écarts de salaires, de conditions de travail et d’outils industriels ont fait le reste : les produits n’ont plus de valeur.
Aujourd’hui, un smartphone se paie de 200 à 1 500€, une chemise blanche à manches longues de 12€50 à … 125€ (?), une voiture électrique 3 000€ (dont 819,3€ pour la livraison) à 4 931 € (Citroën Ami) et Tesla Model 3 (43 000 €). Bien sûr les produits ne sont pas comparables. Mais le consommateur joue la séduction et le prix et non la qualité et le lieu de fabrication. Autant dire qu’avec des écarts de 1 à 10, le 1 l’emporte. Il suffit de voir le succès de Shein.
Or le vrai prix d’un produit devrait tenir compte de son émission de carbone de sa fabrication à sa fin de vie et de son coût comme déchet à recycler. Ces deux coûts devraient s’ajouter au coût de revient du produit neuf.
Combien vaut un produit réparable 15 ans (chez SEB par exemple) par rapport au même produit non réparable, donc jetable ?
Dans la démarche actuelle de réindustrialisation, de rapprochement des lieux de fabrication et bien sûr dans une mondialisation persistante de l’économie, il n’est pas interdit d’imaginer une sorte d’autorisation de vente sur le marché comme l’AMM existe en pharmacie : tel produit apporte-t-il un avantage réel au consommateur… et à l’environnement ?
J’en conviens volontiers, vos lecteurs vont bondir mais l’Union Européenne avance – non pas vers cet extrême – mais dans ce sens.
Prospectiviste, auteur de “la Lettre des signaux faibles” Editions Kawa, 2023