La période Covid sera perçue comme un accélérateur de l’Histoire et notamment de celle du Commerce et singulièrement du fonds de commerce. Depuis une vingtaine d’années, les signaux faibles ne manquent pas pour signifier que, symboliquement, 170 ans d’Histoire se tournent, soit depuis la création du Bon Marché par Aristide Boucicaut.
Définir le commerce et le fonds de commerce
A l’origine – dès l’Antiquité, l’artisan ou le producteur (agriculteur, pêcheur, chasseur…) vendait le fruit de son travail. La multiplication des échanges – disons au Moyen-âge – a développé le commerce entre le producteur et l’acheteur final. Le commerce est alors l’activité d’acheter un bien ou un service et de le revendre. La Révolution Industrielle a développé les villes, les transports, le pouvoir d’achat et donc les commerces sédentaires. Ces commerces se sont fait concurrences et ont franchi des étapes de sophistications : les grands magasins, les magasins populaires, les supermarchés et les hypermarchés, les centres commerciaux, les chaines de magasins.
La Révolution Industrielle a donc développé les villes. La voiture a renforcé ce mouvement dès les années 50. Aujourd’hui, on considère la France à 80% urbaine. Le monde est à 50% urbain. Pour un commerce physique, être bien localisé, bien implanté, est un premier gage de succès. C’est le début du fonds de commerce et de sa valorisation. Le commerce par correspondance, à domicile, voire par Minitel, compte peu. Même incorporel, le bail commercial est attaché à un local. Et la clientèle dépend en grande partie du local quand bien même l’attachement au commerçant ou à l’enseigne ferait que celle-ci quitte le local en cas de départ. Pour clore le contenu du fonds de commerce qui n’a pas de définition légale, il reste la spécificité des produits et services à ajouter à la clientèle.
Depuis une trentaine d’années, tout a changé
La révolution urbaine a été emportée par deux révolutions accélérées par l’entrée de la Chine dans l’OMC (1986-2001) : celle de l’abondance et celle du temps.
La révolution de l’abondance est le fruit de la baisse du coût de l’énergie, de la croissance des sciences et des techniques, de la production, et donc de l’augmentation mondiale du pouvoir d’achat (on vit plus âgé, avec plus de pouvoir d’achat) et de la baisse de valeur des produits (acheter un steak de bœuf se comptait en heures de travail, à présent environ 30 minutes, les vêtements coûtent environ dix fois moins cher qu’il y a trente ans, etc.). Les services sont de moins en moins chers – et de plus en plus nombreux – que ce soient les télécommunications, les transports, les hôtels, les loisirs, …
La révolution du temps est le fruit de la durée de vie en augmentation, et de la durée de travail en diminution. En France, le temps de travail représentait 40% de la vie éveillée d’un homme en 1950, 11% aujourd’hui. Le temps disponible augmente en apparence. Or le temps est devenu une denrée rare face à l’augmentation des sollicitations : écrans de toutes sortes, loisirs, sport, week-end et vacances… Le consommateur devient avare de son temps concerné par le commerce. Pour revenir à celui-ci, posséder un produit ou un service est devenu une nécessité surtout en diminuant le temps d’achat, un temps contraint lorsque le choix est fait, d’autant que villes et centres commerciaux sont régulièrement saturés de voitures.
Et puis depuis une vingtaine d’année la révolution numérique
Partons de deux dates d’Internet qui ont marqué le commerce : 2000, explosion de la bulle internet, 2007 création de l’iPhone dont le développement a facilité le commerce par Internet, le e-commerce.
La première révolution numérique a été un accélérateur de l’abondance et du temps. D’une part une entreprise se crée sans argent, juste avec un ordinateur puis un téléphone portable. D’autre part l’abondance et le temps recherché ont favorisé des entreprises proposant soit le choix le plus large comme Amazon, soit le choix le plus ciblé comme Le Slip Français ou Les Raffineurs. Ces entreprises sont des sites Internet, il s’en crée ainsi des milliers décomposant le métier du commerçant : acheter sur catalogue ou faire fabriquer sur mesure, vendre sur son site ou par place de marché, faire livrer. Amazon a choisi d’assumer toute la verticalité, Le Slip Français de faire fabriquer, Les Raffineurs de sélectionner. Les trois sont des économiseurs de temps dans l’abondance, d’autant plus qu’Amazon propose la livraison à domicile dans des temps extrêmement courts. Les deux derniers ont ouvert des magasins physiques.
La deuxième révolution numérique va encore plus loin cette fois dans la décomposition du métier de commerçant. Les sites Internet se sont multipliés. Certains sont des « pure players », d’autres – les plus nombreux – sont un moyen de vente des commerces traditionnels. Mais le plus important est que l’abondance et le temps sont résolus par le téléphone mobile que l’on a sur soi en permanence. Le consommateur achète ce qu’il veut, quand il veut. Et chaque acte du consommateur est une information, une donnée, exploitée par le mobile, par le e-commerçant. Alors que dans le commerce traditionnel, physique, le commerçant « sentait » son client, ici, dans l’acte d’e-commerce – et de plus en plus dans le commerce physique, les données sont exploitées par de multitudes d’acteurs : marketing, merchandising, choix de canaux de distribution, marque, logistique, technologie, SAV, comptabilité, gestion du personnel… Tous les métiers du (e-) commerçant peuvent être pris en main par un ou plusieurs intervenants, des métiers que parfois le commerçant n’imaginait pas, pour traiter des données qu’il ne soupçonnait pas. Le (e-) commerçant est un ensemblier de ces acteurs.
Que reste-t-il au commerçant, au fonds de commerce ?
En 2019, Amazon était le n°2 mondial du commerce et Alibaba n°4. La Covid aura accéléré la vente par Internet en 2020 et 2021. En 2019, 60% du CA d’Amazon est réalisé par sa place de marché, soit par 5 millions de commerçants dont chaque geste est enregistré et exploité, ce qui ouvre Amazon à copier les commerçants ayant le plus de réussite. L’achat par Internet sera de plus en plus naturel et de plus en plus important. La donnée est bien le nouvel or noir pour toute les formes de commerces, pour tous les réseaux de distribution ! Les canaux les plus récents sont des influenceurs sur YouTube, Instagram ou TikTok… qui ouvrent commerce ! Le futur nous surprendra toujours.
Que reste-t-il au fonds de commerce ? Ce qui a toujours été ! Ce qui n’est pas copiable ! Ce qui est l’âme du commerçant. Qu’il soit physique (Lidl est n°3 mondial) ou numérique ou les deux (Walmart est n°1 mondial). Son âme peut être son accueil, son talent de créateur, son flair pour acheter. Si cette âme le quitte, il disparait. Alors oui, le fonds de commerce est devenu de plus en plus fragile, de plus en plus éphémère. Lorsqu’il n’est plus qu’une marque, qu’une enseigne, la valeur immatérielle du fonds peut rapidement s’effondrer. Ou au contraire exploser : certaines marques de luxe sont de beaux exemples.
Dans ce monde de plus en plus numérique, le fonds de commerce est de plus en plus évanescent. Mais qu’il est bon de se serrer dans les bras, de partager un café sur une terrasse, de partager le choix d’un vêtement que l’on essaie ou d’un objet que l’on tourne sous tous ses angles, d’un livre que l’on feuillette et sent, de humer l’air ambiant et d’être salué par un commerçant ou un vendeur…