Passionnante vision de l’impact de l’évolution des modes d’informations sur les comportements des clients, leurs consommations et donc sur le commerce, le tout présenté avec une plume captivante.
Qu’est-ce qui pousse la consommation ?
Qu’est-ce qui pousse et modèle, aujourd’hui, notre consommation ? Réponse : les messages que nous recevons, de plus en plus ceux que nous créons, avec les réseaux de communication et d’échanges qui vont avec. Comment faire alors des prévisions, des investissements, des embauches dans cet univers qui éclate sous nos yeux ?
Certes, les « déterminants économiques », revenu, patrimoine, accès au crédit et conditions de taux… sociologiques et géographiques demeurent, mais ils entrent dans des combinaisons de plus en plus complexes pour comprendre précisément ce qui bouge. Ainsi, le Revenu ou la Catégorie socio-professionnelle déterminent-ils de moins en moins les consommations de voyages et de loisirs, supposées « de luxe », avec Blablacar ou AirBnb. « L’économie du partage », en fait celle du partage des coûts fixes de l’automobile ou du logement, avec des formes fragmentées de location, laisse plus de place aux optimisations et à la différenciation des choix, en libérant du revenu.
Et ce n’est pas fini. En effet, plus de 80% des personnes résidant en France ont un ordinateur, 95% se connectent sur Internet. 2/3 y font des achats s’ils ont entre 15 et 44 ans, 53% entre 45 et 59 ans, 31 entre 60 et 74%. Avec le temps, Internet (ou son successeur) nous informera de plus en plus sur les produits et les nouveautés, en fonction de nos achats antérieurs (et de ses algorithmes), nous en donnera les prix. Il alimentera ainsi la concurrence, nous permettra d’acheter et de payer, pour être livrés. Les très grandes surfaces, liées à l’urbanisation des années soixante, les centres commerciaux, liés à la naissance des cadres des années soixante-dix, sont donc sous pression, quand on peut voir, comparer et acheter de chez soi. Avec le développement des métropoles, en sortir pour faire des achats groupés en grandes surfaces, devient de plus en plus consommateur de temps et de fatigue, pour des gains qui ne sont pas évidents (pour peu que l’on valorise son temps).
La consommation classique « prend » du temps, un temps de plus en plus concurrencé par d’autres moyens de consommer, plus rapides et variés, et de plus en plus par les médias eux-mêmes, séries et autres tweets. Les jeunes passent des heures devant les séries, qu’ils regardent à la suite, d’épisode en épisode. L’attention n’est plus la même, quand nous regardons 150 fois par jour notre portable. La consommation est devenue une affaire de concurrence des temps.
Cette information qui bouleverse la consommation, donc notre mode de vie en le rendant plus éclaté, donc moins prévisible autour du couple logement-biens durables du ménage qui avait fait la croissance d’après-guerre, se réverbère sur nos modes de production et sur l’emploi. Si la consommation devient plus éclatée, avec l’Intelligence Artificielle qui va de mieux à mieux nous comprendre et nous guider, ceci induira aussi la montée de l’imprévisibilité.
On voit donc les interrogations qui montent sur les réseaux de distribution : biens alimentaires, banques, assurances, avec des milliers d’emplois en jeu. La banque dans la poche, dans le téléphone portable, avec l’assurance, le dossier médical, une sélection de nouvelles, livres, un appareil photographique… change évidemment notre ancien monde de ventes à coûts fixes élevés. La même «flexibilisation des coûts » apparaît aussi avec l’appartement pour les jeunes (comme Mi casa, tu casa, où une quinzaine de personnes vivent dans une grande maison pour un coût inférieur à un studio) ou les espaces de co-working où des jeunes (plutôt) créent, phosphorent et, de temps en temps, trouvent. Voilà de nouveaux modes d’existence et de travail, avec des contrats multiples, partiels, hors des bureaux (pour quelques jours au moins)… Bien sûr, ceci est encore partiel, car concerne quelques nouvelles filières de production, plus souples et agiles, donc aussi de nouvelles « filières de consommation ». Mais le partage s’étend : on Airbnbise tout le logement !
Une période de double flexibilisation de la consommation
Nous entrons dans une période de double flexibilisation de la consommation, du côté de l’offre et de la demande, dont l’effet est l’hyperchoix des consommations arbitrales et la réduction des dépenses contraintes. Du côté de l’hyperchoix, avec des effets de mode ou de changements comportementaux qui se répandent de plus en plus vite. C’est par exemple le véganisme. On constate ainsi une baisse de la consommation de viande (avec une baisse du nombre de boucheries, dont au moins un tiers sera à vendre dans les dix ans qui viennent, pour cause de retraite), et de la consommation de vin rouge qui lui est généralement associée. On mesure les effets structurels de ces changements, de l’aval de la distribution, à l’amont de l’agriculture. Il est clair aussi que le vieillissement de la population est en train de jouer, avec de moindres consommations en volume (et des ménages isolés), assorties de caractéristiques spécifiques (teneur en sucre ou en graisses par exemple). On peut ajouter ici un certain retour aux productions locales et aux circuits courts. Manger le miel de nos abeilles, porter les polos tissés ici avec du coton français, acheter des tapis en laine de mouton du Larzac, enfiler des jeans en toile de chanvre français, marcher en chaussures nationales : on ne compte plus les initiatives qui se développent pour refaire aujourd’hui, en France, ce qui y fut fait jadis. C’est plus cher, mais tendance !
Symétriquement, la pression est forte pour réduire les dépenses contraintes du ménage, on l’a vu avec les « gilets jaunes » et l’extrême sensibilité au prix de l’essence (et aux limites de vitesse). Logement, eau, gaz, électricité, télévision, assurances, fais de banque, et maintenant locations de séries plus de communications et usages des ordinateurs et des portables : voilà 30% du revenu du ménage qui est ainsi pré-dépensé, contre 12% en 1960 !
Evidemment, l’information de la consommation ne serait pas possible sans parler des « generations » qui se suivent, avec leurs cades. Le temps est loin des baby-boomers (1946-64), de la génération X (1965-79), des Millennials (1980-94), avec les Z (1995-2009), en attendant la suite. La nouveauté est qu’une chasse l’autre, de plus en plus vite.
Au fond, la consommation est de plus en plus la base de notre croissance, dans des économies moins industrielles et plus servicielles, mais elle devient chaque jour plus complexe. La boucle revenu-demande devient ainsi macro-économiquement plus importante que jamais pour l’activité, l’emploi et de nouvelles formes de concurrence, qui passent par l’innovation et l’exportation de filières de consommations-productions. On voit, en même temps, à quel point tout ceci est subtil, changeant, donc risqué, et donc aussi stratégique si on parvient à en maîtriser la clef : l’information qui fera l’information, qui fera la consommation.
Professeur émérite de sciences économiques à l’Université Paris Panthéon Assas, Jean-Paul Betbeze est ancien chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA et membre du Cercle des économistes.