Article surprenant sur la relation de l’art et du commerce. Surprenant par son intellectualisation et sa hauteur de vue qui mettent en évidence une liaison intime, depuis la révélation de l’humanité à elle-même, entre les créations de l’Homme et leur commercialisation et leurs fonctions de baume sur la blessure irréductible de la perte de son narcissisme.
A propos de l’art et le commerce, quelques réflexions transverses me viennent dans la plume dont les titres sont :
– Le narcissisme blessé
– Le cycle du beau
– L’art vision du monde
– Art et le commerce versus le commerce de l’art.
Je m’appuie en cela sur les travaux de Jacques Bril, de Bourdieu et de Platon.
Le narcissisme blessé
Il semblerait que le paléolithique ait été la période la plus traumatisante pour l’humanité car l’Homme y a pris conscience qu’il en était un. Autrement dit, il s’est aperçu que le petit qui sortait du ventre de la femme était le sien… par rebond, il n’était plus que le maillon éphémère d’une chaîne de vie. Il était mortel ! Horreur !…
Le grand perdant de cette perte de sa tautologie narcissique est le mâle qui se voyait poussé dans la tombe par le chaînon montant. La femme bénéficiait d’un répit dans le regard fusionnel de l’enfant avec le sien qui occultait les bords de son champ de vision égocentrique, mais pour combien de temps ?
Cette blessure qui n’a pas de guérison possible est la source néanmoins de quelques stratégies de traitement de la douleur, en attendant le départ inéluctable, qui pourraient se classer en trois catégories :
- Le meurtre du fils, donc les guerres qui ne sont que des alliances objectives des pères ennemis pour s’autoriser mutuellement à éliminer les fils de l’autre car le filicide direct est un tabou.
- La course au pouvoir pour s’auto-consoler (sur le dos des autres) en se donnant l’illusion d’être au-dessus du commun sort et donc plus proche des dieux immortels comme chacun sait.
- La création, recréation (récréation), production, projection, d’objets qui reflètent notre monde intérieur et refaçonnent donc autour de nous la façade de notre autocomplétude blessée. Mais il ne s’agit que d’un baume, bien sûr, mais un baume qui calme la douleur.
Un peu long dans un article de cette taille de traiter tous ces points, même s’ils ne sont pas tout à fait indépendants les uns des autres, sans entrer dans une production intellectuelle qui dépasserait les quelques pages que nous envisageons. Attardons-nous donc sur le dernier point qui s’approche le plus de notre propos : la production, l’art serait donc un élixir sur la brûlure de notre condition humaine mortelle.
Les intellectuels aiment bien faire des catégories, des classements, donner des étiquettes. Ainsi nous n’aurons pas de difficulté à produire une liste des arts divers, par nature, par degrés d’éther, par sujets, par époques, par… mais justement une liste que ne sera jamais exhaustive d’autant qu’il s’agit de pommader une blessure inguérissable ; la liste ne s’arrêtera jamais.
Réglons la loupe un peu plus loin de l’objet. En fait, il n’y a pas de vraie différence entre la production industrielle, la production d’objets design, l’art d’un Picasso, en ce que tous produisent l’image démiurge d’un monde qui nous habite et sur laquelle nous retrouvons la vison identitaire de notre écran intérieur.
Mais « notre » écran identitaire personnel ou collectif ? Les deux. On ne sait pas bien comment cela fonctionne mais il faut envisager les deux en même temps. En chacun de nous coexistent plusieurs hommes : un unique, un fils de, un de quartier, un de pays, un de langue, un de culture, un d’inconscience individuelle et collective… et un peu comme le poisson est dans l’eau et que l’eau est dans le poisson, nous sommes un dans la collectivité et toute l’humanité est en chacun de nous. C’est alchimique. Et cette alchimie, c’est l’art. L’art qui produit des objets qui nous ressemblent et auxquels on s’identifie en partage avec les autres, blessés comme nous. En ce sens l’art est source de paix.
Cependant dans l’alchimie que nous évoquons rapidement ci-dessus, il y a des médiums, des artistes, des médiateurs pourrions-nous dire aussi. Il est des hommes qui possèdent à des degrés divers une perméabilité particulière pour cristalliser en eux les idées, les visions, qui flottent dans l’air de leur époque et qui ont « l’art » de les restituer et de les partager avec les autres autour d’eux. Très souvent (toujours) ces hommes d’une sensibilité exacerbée sont de fréquentation difficile car ils sont en permanence concernés par justement la blessure de la condition humaine dont ils sont les guérisseurs mais dont, en même temps, ils nous rappellent la vivacité.
Il se crée alors une convergence assez rapide avec notre sujet « l’art et le commerce » dans la mesure où la production de tout objet est une production thérapeutique et en soi artistique car reprenant les canons de notre esthétique intérieure plus ou moins largement partagée. L’objet lui-même, fut-ce une production technologique, mais aussi sa présentation physique, son emballage et le marketing qui l’entoure sont bien à la recherche de cette identité partagée dont il est la reformulation permanente. Sous cet angle, l’art dans le commerce se sert mais est aussi source, de l’esthétisme qui nous habite et recrée en permanence un lien social entre les hommes.
Le cycle du beau
De quoi s’agit-il ? Platon nous signale un temps de suprême harmonie entre les hommes, entre les hommes et la nature, entre les hommes et les dieux dont le souvenir nous laisse dans une nostalgie inconsolable. Le beau serait donc au fond de notre mémoire comme un trésor à retrouver.
Bourdieu incarne la démarche dans la sociologie du beau (La Distinction). Tout un chacun dans sa désespérance devant la mort cherche à accrocher le chariot de sa vie à une étoile d’éternité qui brille aux cieux constellés de la beauté. Trois capitaux de base sont plus ou moins bien répartis entre les hommes. Le capital relationnel incarné en la personne d’un grand industriel dont le carnet d’adresse et bien garni, le capital argent dont l’archétype serait le commerçant en gros des halles qui sort de sa poche des liasses de billets pour acheter et vendre la marchandise, le capital culturel dont l’élégant intellectuel professeur de faculté serait le champion. Le cycle du beau consisterait alors à convertir le capital dont on dispose en cette parcelle d’éternité qui nous fera transcender la mort. Ainsi, le commerçant qui ne connait absolument rien à l’art va-t-il acheter un tableau fort cher légitimant ainsi « le beau » qu’il va accrocher sur un mur avec pour légende « malheur à celui qui décrochera ce tableau » car alors c’est qu’il sera en train de me tuer. Le professeur va-t-il gloser à l’infini (comme nous sommes en train de le faire d’ailleurs) sur les raffinements énergétiques du trait de tel ou tel peintre en écho à la sublime luminosité intérieure de l’artiste qui restitue le génie pictural de son époque… (on se moque, bien sûr). L’industriel va-t-il hérité par liaison de famille et de mariage dans « notre milieu » de trésors accumulés au cours des siècles commentés à voix basse pour que les voleurs ne l’entendent pas, même s’il s’agit de vielles croûtes sans valeur et impossibles à restaurer.
Il ne faut pas se moquer de ceux qui soi-disant n’y connaissent rien et qui payent comme des pigeons. Il ne faut pas se moquer des phrases creuses mais tellement passionnantes des intellectuels autour de tableaux ou de livres. Il ne faut pas se moquer des amoureux des vieux meubles tout vermoulus. Tous sont des ignorants, il n’y a pas de beau en dehors de nos émotions partagées conventionnelles ou anti-conventionnelles (c’est pareil pour le moment). Tous ne cherchent pas du beau, mais ils cherchent, comme ils le peuvent et avec les moyens dont ils disposent, à résister à la mort. C’est plutôt sympathique et émouvant.
Là où les relations se compliquent, c’est justement au moment du décrochement du tableau, c’est justement au moment de la nouveauté, du renouvellement du beau, au moment de l’anti-conventionnel. Car dans ces événements, la plupart du temps, il y a des morts. Le cycle du beau est un combat de vie ou de mort. L’art est un combat de vie ou de mort. Et, donc, de ce point de vue, l’art tue.
Un nouveau point de convergence avec notre sujet « l’art et le commerce » nous indique comment l’art par sa production et sa participation au commerce passe un baume sur la blessure narcissique de l’Homme au paléolithique, et comment situé au cœur du cycle du beau il intervient en super structure sur la première tendance de base décrite par Bril et est source de conflit en alimentant un combat à la vie à la mort.
C’est compliqué n’est-ce pas ?
L’art vision du monde
Dans ce silencieux combat (même si les querelles d’écoles ont bien défrayé la chronique au cours des siècles) dont on ne parle que peu en ces termes dans les média et les conceptualisations intellectuelles, dans ces zones troubles et toujours douloureuses pour ceux qui y vivent au quotidien, les hommes de l’art sont écorchés par les turbulences, énergifiés par la perception, même confuse, qu’ils ont de l’importance des enjeux sur lesquels ils sont placés. Il se crée en eux une spirale qui les aspire vers l’essentiel de leur être et, sans qu’ils s’en aperçoivent totalement, vers l’essentiel de l’humanité auquel ils accèdent et dont ils formulent, de façon toujours renouvelée donc, les caractéristiques avec les mots de leur époque. L’art est donc fait par des visionnaires, par des capteurs d’ambiance qui trouvent « les mots pour le dire ».
Dans la confrontation qui se fait entre la production des hommes (des artistes) et le regard du public, l’émotion du narcissisme retrouvé est libérée et les énergies en cause sont énormes. L’artiste passe pour un visionnaire de son époque. Visionnaire ou juste capteur de ce qui est dans l’air, peu importe, la surprise et là, on a l’impression d’être au milieu d’un court-circuit électrique.
Ce discours un peu extrême trouve sa dose plus paisible, mais suivant le même mécanisme, dans le commerce où producteur/vendeur présentent au public des objets dans lesquels ce public va se reconnaître et partiellement résister à sa mort en l’achetant. Le bon commerçant est celui qui saura produire et habiller sa production au goût de son client.
Peut-être est-il temps de citer également Schumpeter et sa « destruction créatrice » phrase culte des chantres de l’innovation mais qui est incluse et synthétise tout à la fois tout ce que nous venons de dire. Il faut reformuler en permanence notre monde par nos productions industrielles, intellectuelles, économiques, artistiques et pour cela ne pas hésiter à détruire ce qui existe pour mieux le recréer dans un cycle sans fin.
L’art et le commerce versus le commerce de l’art
Les mots s’entrechoquent : « l’art et le commerce », « l’art du commerce », « le commerce de l’art ». Quand les mots vibrent comme cela c’est qu’ils se chipent leurs sens les uns aux autres et donc qu’ils ne disent pas vraiment des choses différentes.
Oui l’art a un rôle dans le commerce, nous en avons parlé depuis quelques pages. Un rôle ambiguë comme le rôle ambiguë qu’il joue dans les sociétés humaines et leurs évolutions, parfois source de paix et de lien social, parfois sur la corde tendue de nos crispations mortifères.
Mais le commerce est un art en ce qu’il relève bien de techniques, en ce que certains ont même créé une Académie des Sciences Commerciales mais finalement, au-delà de la science et des techniques, la pratique du commerce reste encore une intuition du fonctionnement de l’homme en face, un flair des besoins de notre monde, une tension inexpliquée vers la reformulation permanente de notre monde silencieux ; tout un art.
Quand les mots se tiraillent comme cela c’est qu’ils sont d’accord entre eux pour cacher quelque chose. Pourquoi trop révéler justement ce qu’ils veulent cacher au risque de se voir attribuer les foudres adressés à ceux par qui arrive le scandale ? Nous pensons qu’ils veulent garder un peu de flou autour de leur raison d’être pour que cette raison d’être soit plus efficace. Autrement dit, les mots veulent garder le secret du fonctionnement de l’art, du commerce et du cycle social du beau comme nous venons de les évoquer avec un peu d’indécence.
« L’art contemporain et le commerce » est, en fait, le titre de recherche dont nous sommes partis, cela mérite donc un petit aparté. En réalité l’art contemporain est dans l’exacte même problématique que celle des expressions artistiques précédentes. Ce qui veut dire qu’en ajoutant « contemporain », on cède à la même urgence de faire du nouveau pour recréer le monde que nous venons de décrire depuis quelques pages mais que, finalement, « contemporain » réclame une nouveauté toute fictive car « contemporain » n’apporte rien de nouveau aux mécanismes de fond.