Il est de coutume de dire que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel. Amazon a-t-il atteint le ciel ? C’est une question rarement posée, que ce soit d’ailleurs pour Google, Apple, Facebook, voire pour Microsoft, les fameux GAFAM. En général, lorsque la chute ou l’arrêt arrive, on entend « je vous l’avais bien dit ». J’en fais la démonstration.
Tout d’abord un petit rappel : qu’est-ce qu’Amazon ?
Amazon, 233 milliards $ de chiffre d’affaires en 2018, cumule 5 activités principales au début 2019 :
1. La plus connue, c’est le e-commerce pour 71%, 166 milliards $. Et c’est le maillon faible.
2. Le Cloud, AWS, pour 11%, 26 milliards $. Et c’est le maillon fort.
3. Les magasins physiques, pour 7%, 17 milliards $. Et c’est le second maillon faible.
4. Les abonnements comme Prime (et donc Vidéo, musique, jeux, droits et sport), 14 milliards $. Et c’est un maillon faible à ce jour. 5. Enfin la publicité en ligne, pour 4%, 8 milliards $ et c’est le second maillon fort.
6. Et des petits trucs pour 2 milliards $ …
Et ceci ne tient pas compte des investissements personnels du PDG, Jeff Bezos, patron charismatique d’Amazon, comme Blue Origin (spatial), et le Washington Post.
Donc les maillons forts :
- Le maillon fort, c’est le Cloud. AWS qu’Amazon a inventé, avec un résultat opérationnel de 25%. N°1 du marché, AWS tient à distance ses concurrents avec des prix imbattables.
- Le second maillon fort est la publicité numérique. Certes Google (37.1% PDM à la mi 2018) et Facebook (20.6%) la dominent. Amazon (4.15%) est troisième acteur mais sa croissance est fulgurante (+123% en T3 2018) : la recherche de produits se fait sur le site d’Amazon. Sur ce plan, Google est perdant. Le résultat opérationnel doit y être très élevé. Si l’on compare avec Google d’il y a quelques années (Google a élargi ses activités), elle pourrait être de 90%.
Le maillon faible principal est le e-commerce. Il y a d’abord un constat. Si à T1 2018, son bénéfice opérationnel en Amérique du Nord était de 1.15 milliard $, sa perte était de 622 millions $ pour le reste du monde (antérieurement 481 millions $) soit un bénéfice opérationnel total de 527 millions $, de l’ordre de 0,3% du CA.
Jeff Bezos fonde son e-commerce sur 2 axes :
- Être un commerçant universel, donc vendant de tout, produits comme services, et atteindre cet objectif dans le temps le plus court. La grande astuce a été de créer la place de marché (marketplace). Environ la moitié des 600 millions de références (tout au moins aux Etats-Unis) sont vendues par ce moyen. Le succès réside dans la présence sur la place de marché d’Amazon devenue incontournable pour des nombreux industriels, tant Amazon est fréquenté, qu’ils soient de grands industriels, ou de petits artisans.
- Livrer au plus vite. Amazon fait le choix d’investir dans des entrepôts couvrant ses marchés en plus de flottilles de camions, avions, bateaux, … Amazon est devenu un logisticien. Et pour renforcer cette image, l’abonnement Prime assure la livraison la plus rapide, parfois 2 heures.
Le succès est tel que, fin 2018, il y aurait plus de 100 millions de détenteurs de l’abonnement Prime, payant 120$ ou 50€ par an. Les rentrées financières de l’abonnement se comptent en milliards $ et les clients Prime achètent plus que les autres.
Tout le modèle économique d’Amazon est fondé sur ce second point : livrer tout au plus vite et donc faire oublier le magasin (acheter en 1 clic). En particulier, ses journées de foules ont engendré la vente de 180 millions de produits entre le jeudi de Thanksgiving et le Cyber Monday 2018. Chiffre incroyable, Amazon représente 43% du e-commerce américain en 2018 (17.3% en France selon Kantar), et a même livré gratuitement au début de la saison des fêtes.
Or livrer coûte cher et c’est un gouffre pour Amazon. A Paris, un livreur de « pizzas » ou de plats cuisinés, peut faire 4 livraisons à l’heure. Un livreur de petits plis (jusqu’à un paquet de faible volume) peut faire entre 15 et 20 livraisons, soit 4 ou 5 arrêts au pied d’immeubles pour remettre des objets au gardien ou dans les boites aux lettres, sans signature de réception et sans monter dans les étages. Mais Paris a 21.000 habitants /km², New York 7.000, San Francisco 1.472, Londres 5.600. Je laisse au lecteur le soin de calculer le prix d’une livraison … En 2017, un client Prime d’Amazon commandait environ 67 fois pour un prix d’abonnement Prime de 99$, soit 1.5$ par livraison. En 2018, il a dû commander plus. Et en 2019, l’abonnement Prime est passé à 119$.
Le coût de la livraison à domicile représente 41% des dépenses de logistique (selon Capgemini pour LSA). Amazon est devenu un logisticien par le nombre de ses entrepôts et ses moyens de transport. La livraison devient un gouffre sans fond. La logistique telle qu’imaginée par Amazon (entrepôts couvrant des hectares) coûte une fortune. La livraison à domicile est aussi un gouffre pour la poste américaine qui cumule 65 milliards $ de pertes, dont 4 milliards pour 2018 et qui livre 45% des paquets d’Amazon. Les tarifs pourraient augmenter …
Remédier au dernier kilomètre
La première solution qu’Amazon met en place immédiatement pour livrer au plus près du client consiste à installer des casiers dans différents lieux urbains.
La seconde solution est le point de vente appartenant à Amazon. Les magasins à l’enseigne Amazon se comptent par unités (entre 20 et 30). Les 500 Whole Foods Market récemment acquis sont certes nombreux mais insuffisants à l’échelle nord-américaine. Par ailleurs la pépite achetée devient un caillou dans la chaussure d’Amazon : le bio n’est pas un territoire de prix agressifs mais plutôt de confiance pour les consommateurs ; qui plus est, l’équipe d’origine est partie.
La troisième solution est le robot de livraison terrestre ou aérien (drone) ou l’ouverture contrôlée de la porte par le livreur (Ring), c’est l’affaire de quelques dizaines de mois. Dans l’immédiat, clairement, le Cloud finance le site Amazon, avec la publicité numérique. Les concurrents d’Amazon prennent du poil de la bête.
Le principal concurrent d’Amazon est Walmart avec près de 5.000 points de vente aux Etats-Unis et 7.000 hors USA ; 90% de la population est à moins de 10 miles. Sa croissance 2017 était supérieure à celle d’Amazon (+40% contre +34%). Le virage en ligne est pris. Costco, Kroger et Walmart utilisent prioritairement leurs points de vente comme lieux de stockage, de retraits, les deux premiers ayant recours aux services d’Instacart pour les livraisons de produits frais à domicile.
En Chine, Amazon retire sa marketplace devant les avancées d’Alibaba et de JD.com. Dans de nombreux pays, Amazon se trouve confronté à des concurrents nationaux et internationaux qui ralentissent sa progression. Et son image baisse. Par ailleurs, comme un aveu, Amazon supprime les produits à rentabilité faible ou nulle, notamment les produits lourds et encombrants ou de peu de valeur afin d’augmenter le montant de la commande.
Amazon en tant qu’e-commerçant a atteint le ciel. Il est allé très vite pour prendre le marché (comme Google dans l’univers des moteurs de recherche), mais pas assez vite pour empêcher ses concurrents américains et chinois de se reprendre en e-commerce.
Par ailleurs, Amazon est sous la menace de la loi anti-trust américaine et pourrait être obligé de se diviser. Le Cloud ne pourrait alors plus financer le site. Être parmi les 5 plus grosses capitalisations boursières ne suffit pas à sauver Amazon. Au contraire, un effet domino est possible pour les sociétés dégageant une marge trop faible. Qu’est-ce qui peut sauver Amazon ?
A observer les activités où le site gagne de l’argent, deux domaines peuvent sauver Amazon dans les quelques années qui viennent :
- Amazon est devenu un centre commercial virtuel à fort trafic. Et là, la publicité est en croissance et elle est rentable.
- Amazon, par sa place de marché, nourrit le centre commercial et gagne de l’argent en se rémunérant sur les ventes, en pénalisant les commerçants non respectueux de ses exigences et en faisant des avances de trésoreries, dans des délais de quelques heures, aux commerçants dans le besoin. Ce montant est inconnu à ce jour.
A observer ce que Amazon veut devenir, le futur est différent et prendra plusieurs années si Google, Facebook, Netflix, Disney, … ne le chassent pas :
- Amazon veut devenir une entrée incontournable sur Internet, soit par les achats, soit par la captation de temps (séries, films, sport, jeux, etc.).
- Amazon veut devenir une banque et une assurance notamment par la connaissance qu’elle a de ses clients en analysant leurs comportements d’achat.
- Il ne serait pas étonnant qu’Amazon ne traite plus en direct ni ses produits, ni ses points de vente et qu’elle se sépare de sa logistique.
Le premier scénario est du domaine du possible et il est induit par les actions en cours d’Amazon.
Quant au second, il est dépendant du succès du premier et de tout l’édifice actuel d’Amazon autour de la donnée issue du centre commercial virtuel.
C’est loin d’être gagné.
On lira avec intérêt un article paru récemment dans Les Echos sur ce thème (https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/le-talon-dachille-damazon-130199).
Philippe Cahen,
Prospectiviste (Acad.)
Juin 2019
[Crédit photo : Amazon]