Alors que l’inflation a atteint un niveau plus de deux fois plus important en France (5.9%) qu’en Suisse (2.8%) en 2022, certains vont à nouveau se demander si cela va tempérer les envies des Suisses d’achats à l’étranger, ce que les Suisses appellent poétiquement le « tourisme d’achat ». Mais celui-ci est certainement inscrit durablement dans le comportement du consommateur Suisse, et des autres.
Vitrine Lausannoise – 2016 – Crédit photo : N Inglard
Lorsque les frontières réouvraient entre la Suisse et La France, le 15 juin 2020, après 3 mois de fermeture à cause de l’épidémie de coronavirus, les commerçants suisses pensaient que les consommateurs avaient pris de nouvelles habitudes et continueraient à préférer les commerçants helvétiques pour leurs achats alimentaires. Bien au contraire, la perte fût de l’ordre de 20% dès ce lundi de réouverture.
Il faut dire que le tourisme d’achat qui, contrairement à son appellation, concerne principalement des achats alimentaires de « nécessité » et non des achats plaisir effectués lors de voyages touristiques, est maintenant durablement ancré dans les habitudes.
Le tourisme d’achat a toujours existé
Pendant des décennies, les Français ont fait des achats d’essence et de chocolat en Belgique ou en Suisse. Et les commerçants de ces pays n’y trouvaient rien à redire. Pourtant, déjà au début du siècle dernier, les Genevois se rendaient en tram au restaurant de l’hôtel du Cheval Blanc de Saint Julien en Genevois (France), attirés par le « Menu de la Jeanne », mais aussi par les prix car le change leur était déjà favorable.
Désormais, ce sont aussi les Anglais qui prennent le ferry ou le tunnel pour remplir le coffre de leurs voitures de vins, alcools et autres bières achetés chez les cavistes, dans les supermarchés, ou dans les « Cash and Carry » du Pas de Calais. Et ce, bien avant le Brexit.
Plus récemment, en 2022, les Belges sont venus en masse acheter en France des boissons nettement moins chères (taux de TVA et coût salarial plus élevés en Belgique), ou de l’essence «subventionnée» par l’état ou Totalenergie. Le tourisme d’achat est donc un phénomène inévitable, dès qu’une frontière existe, apportant des disparités, dans un espace géographie proche et accessible.
C’est ainsi également le cas depuis de nombreuses années dans le village frontalier de Whiteclay dans le Nebraska, où les sioux de la réserve de l’état voisin du Dakota du Sud viennent acheter l’alcool interdit de vente chez eux…
Depuis 2015, il a changé de sens pour la Suisse
En Suisse, les choses ont brusquement changé à compter du 15 Janvier 2015. Ce jour-là, le Franc suisse atteignait, pour la première fois, la parité avec l’Euro. Et, même si cela n’était que la conséquence «linéaire» de l’évolution du taux de change des années précédentes, cela a créé un choc.
Les commerçants suisses ont eu le sentiment d’être dépossédés de leurs clients. Ils n’ont eu cesse, depuis, de saisir toutes les occasions de croire que les choses allaient se retourner et que le tourisme d’achat ne serait qu’un mouvement passager. Il n’en est rien.
Ce phénomène n’est pas négligeable dans un pays où l’essentiel du territoire et de la population se trouve proche d’une frontière (cf. concentration de la population suisse sur le plateau frontalier de la France, de l’Allemagne et de l’Autriche, ainsi qu’au Tessin voisin lui de l’Italie).
Selon les estimations, le tourisme d’achat représente environ 10% des dépenses dans le commerce de détail suisse, évaluées à près de 100 milliards en 2022 (99.6 milliards de chf). En comparaison, les dépenses en ligne des Suisses se montaient à 14.4 Milliards de Francs en 2021. Le tourisme d’achat représente donc un volet non négligeable pour le commerce de détail helvétique.
Publiée en 2019, la vaste enquête consommateur Proxisonso, menée en Suisse et en France au niveau du Grand Genève (espace transfrontalier couvrant le canton de Genève, le district de Nyon, et le Genevois français des départements de l’Ain et de la Haute Savoie) a permis de détailler le contenu des achats des Suisses en France voisine. Celui-ci est pour le moment principalement composé d’achats alimentaires. Quelques rares grandes surfaces très proches de la frontière ont ainsi des parts majoritaires de leur chiffre d’affaires réalisées avec les résidents suisses.
Pourtant les prix des supermarchés français proches de la frontière ne sont pas les meilleurs de France, et de loin.
En revanche, dès que l’on s’éloigne de la frontière, la proportion décline très rapidement.
Pourquoi cela va durer ?
Quelles seraient les raisons pour lesquelles ce tourisme d’achat cesserait ? Un change défavorable, de nouvelles taxes, des restrictions douanières ? Pour le moment rien de tout cela n’est en vue.
Le taux de change Euro Franc suisse flirte à nouveau avec la parité, voire moins depuis 2022. Et les perspectives économiques suisses sont annoncées comme positives pour les années à venir.
Peu de chances pour le moment que la monnaie vienne enrayer ce mouvement.
Par ailleurs, si l’on regarde le développement de l’offre de commerces, ne serait-ce que dans le Grand Genève, on voit mal comment cela pourrait se calmer. Les seuls projets d’extensions et de nouvelles surfaces de centres commerciaux dans le pays de Gex vont faire basculer l’offre de commerces de cette zone, de deux tiers en Suisse et un tiers en France à 50 / 50 dans les années à venir. Tout cela sans parler des projets de Neydens (centre commercial en Haute Savoie au sud de Genève), Valserhone (village de marques «Alpes the style outlets» de 20 400 m² à proximité de Bellegarde), voire de la récente rénovation des Galeries Lafayette à Annecy, distantes d’une trentaine de kilomètres des frontières genevoises.
Enfin, la Suisse, comme les autres pays, voit le développement continu des achats de ses consommateurs en Ecommerce. Et par nature, le Ecommerce est l’ouverture aux commerçants étrangers, même si les Suisses restent sensibles à l’achat sur des sites en « .ch ».
Les Zalando et Amazon ne s’y sont pas trompés et font prospérer leurs ventes à destination des helvètes ces dernières années.
Finalement, pour le moment, peu de raisons permettraient de penser que l’on revienne à la période où le tourisme d’achat impliquait seulement les stations-services suisses, assaillies d’acheteurs Français d’essence et de chocolat. Le commerce de détail suisse devra compter durablement avec un consommateur helvétique ouvert au tourisme d’achat. A lui de savoir convaincre son client local de ne pas passer la frontière. Beaucoup d’énergie à déployer en perspective.
Nicolas Inglard est correspondant à l’étranger pour l’Académie des sciences commerciales en Suisse. Il est directeur d’imadeo à Genève – cabinet de conseil et d’études pour le commerce.