Avec un nouveau concept de magasin de producteurs localisé en dehors des grandes villes – en consommation locale – la Suisse invente bien mieux qu’un simple magasin phygital en self-service, mais un véritable nouveau modèle de commerce. Et il est vertueux. Explications.
Depuis le lancement surprise d’Amazon Go, il y a déjà 4 ans, les acteurs du commerce ont rivalisé d’initiatives autour de magasins autonomes, du plus technologique au plus simple, comme pour l’ouverture des magasins Casino de nuit en utilisant simplement les caisses de « self check-out » déjà présentes.
Mais le magasin « sans personnel » a aussi été largement décrié comme un vecteur de pertes d’emplois, comme un « sous magasin ».
Pourtant, l’initiative de la Petite Épicerie que nous vous présentons ici montre qu’il peut aussi être synonyme de création d’activité, là où il n’y en avait plus.
La consommation locale : une nouvelle manière de s’approvisionner local
En effet, en ouvrant en 2018 leur premier magasin dans la commune de Bavois (941 habitants), les initiateurs de ce projet ont permis la réouverture d’un commerce de proximité, là où la dernière épicerie avait fermé 10 ans auparavant.
Ils ne présentent d’ailleurs pas leur concept de consommation locale comme un magasin « sans personnel », mais comme une nouvelle manière de s’approvisionner local, dans un concept de magasin de producteurs, en accès illimité, où les produits sont traçables. Et ils soulignent l’atout social (recréer des commerces et mettre en lien producteurs et consommateurs), environnemental (en consommant local) et économique (circuit court valorisant bien la production) de leur démarche. Rien de moins !
Pourtant, le point de départ fût simple pour les 4 fondateurs: « C’est en janvier 2018, lors d’une sortie à ski entre amis, qu’a germé l’idée de La Petite Epicerie. Tous habitants du village de Bavois, nous avons évoqué un commerce phygital ouvert à l’étranger, qui permettait à un village reculé de pouvoir bénéficier d’un commerce ouvert en tout temps, sans contrainte d’horaire ou de personnel. »
Moins d’un an plus tard, les quatre jeunes entrepreneurs ouvraient leur premier magasin.
La Suisse, l’autre pays du fromage
Il faut dire que la Suisse reste par essence le royaume de la production locale. L’organisation du pays par Canton favorise une vision locale de l’approvisionnement. Aussi, chaque Canton veille à son indépendance alimentaire et ne s’appuie pas sur les ressources foncières du Canton voisin pour cela.
Ce qui surprendra d’ailleurs le visiteur étranger qui se promène dans les alentours de Genève par exemple, c’est d’y trouver une multitude de maraîchers, alors que le logement se fait rare sur l’ensemble du Canton. Question d’organisation et de choix politiques.
De ce fait, la production et la valorisation des produits locaux prend aussi en Suisse, une toute autre dimension. Si dans les années 1990 les Hollandais venaient titiller le chauvinisme Français avec le slogan « La Hollande, l’autre pays du fromage », on pourrait en faire de même avec la Suisse. Le fromage Suisse est ainsi une fierté presque au même niveau que l’industrie horlogère. Loin de la France et ses 1 200 variétés, la Suisse compterait tout de même pas moins de 750 fromages différents !
S’appuyant sur cette présence de productions locales importantes, La Petite Épicerie est pour deux tiers de son offre, approvisionnée par des producteurs locaux. Comme le souligne Sylvain Favre, cofondateur de La Petite Épicerie : «Le cœur de notre projet, ce sont les produits locaux, c’est d’ailleurs ce qui fonctionne le mieux avec le frais.»
Mais ce concept va plus loin, car non seulement les producteurs réalisent eux même la mise en rayon des produits, mais ils fixent aussi librement les prix de vente, et donc leur marge. On se rapproche alors fortement sur ce point des très rares concepts de magasin alimentaires qui communiquent la marge laissée au producteur pour chaque produit comme cela est pratiqué dans les magasins O’tera.
Enfin, les produits sont mis à disposition du magasin en dépôt – vente. Les producteurs ont donc tout intérêt à fournir la bonne quantité, au bon moment. Ils ont un rôle central dans le bon fonctionnement du magasin.
Pour sa part, au-delà de la conception du local et de l’animation du concept, l’équipe de La Petite Épicerie apporte essentiellement son application pour smartphone qui permet d’ouvrir le magasin, de scanner ses produits et de payer avant de partir.
Tout un écosystème entre la commune, qui apporte le local ou l’emplacement pour un magasin – container de 28m2, les producteurs, l’application et les consommateurs.
Pourquoi est-ce un modèle vertueux ?
Le concept a fait mouche et après le lancement de leur premier magasin à Bavois, de nombreuses communes ont souhaité avoir leur Petite Épicerie. C’est qu’il nous semble vertueux à plusieurs titres.
Tout d’abord sur le plan économique. Qui ne se rappelle pas des fameux « besoins de roulement négatifs » de la grande distribution ? L’idée est de dire qu’un grand magasin, encaissant les achats client au comptant, mais ne payant ses fournisseurs que plusieurs dizaines de jours après, accumule de la trésorerie dès son lancement. Et cela peut beaucoup aider. Dans le cas de la Petite Épicerie, les producteurs apportant leurs produits en dépôt vente, le besoin de capital pour financer le stock est encore réduit. Ceci va permettre au modèle de survivre plus facilement, même dans des zones de moindres volumes de clientèle.
Pour les communes, le projet est donc facilement maitrisable sur le volet économique. Au-delà de l’investissement initial pour le local et son aménagement, les coûts d’exploitation restent contenus et maitrisés. Ils comprennent principalement le salaire d’un gérant, qui intervient quelques heures par semaine pour aider les clients moins à l’aise avec les technologies. Un point auquel les fondateurs tiennent particulièrement.
Ensuite, vertueux sur le plan concurrentiel. Il est clair que les demandes de magasins automatiques sont importantes aujourd’hui dans les villes et lieux de fort passage. Mais l’équipe de la Petite Épicerie se refuse, dès le départ, ce type d’implantation qui ne s’inscrit pas dans la logique de leur projet.
Clairement, c’est une question de valeurs pour eux, mais cela aura aussi quelques avantages dans le temps. Car, si la concurrence pourra toujours faire rage dans les villes, elle sera rapidement contenue en campagne. Une fois une Petite Épicerie installée dans une commune, difficile d’imaginer qu’une épicerie concurrente vienne s’implanter en face. D’autant plus si c’est la commune qui l’a créée.
Vertueux d’un point de vue technologique. Car même si la mise au point d’une application efficace, aussi bien pour les consommateurs que pour la gestion par les producteurs, a nécessité un gros investissement initial, les solutions utilisées restent robustes. Pas de caméra de détection de la prise de produit ou de contrôle pondéral sur l’étagère. Ici l’application permet de scanner ses produits et de payer. Bien sûr, les points de vente sont aussi équipés de vidéo surveillance pour éviter le vol. Mais toutes ces options technologiques restent d’une grande robustesse, ce qui va faciliter leur déploiement dans de nouveaux points de vente.
Vertueux sur le plan des valeurs enfin. Les producteurs sont au cœur de ce concept. Une des missions de l’application est aussi de faciliter le dialogue direct avec les producteurs en apportant des informations détaillées sur les produits, le producteur, ses coordonnées, son lieu de production…
L’idée, à l’instar des places de marché, n’est pas de couper le consommateur du producteur, mais bien de les mettre, l’un et l’autre, en lien direct.
Au final, la dimension rurale de ce projet lui confère également une très forte valeur auprès des clients et de toutes les parties prenantes. La Petite Épicerie apporte des solutions nouvelles et bénéficie alors d’un énorme capital sympathie.
Ces éléments, et bien d’autres encore, font de ce projet un exemple très intéressant d’utilisation de nouvelles technologies pour apporter une réponse aux changements de modes de vie, aux nouvelles aspirations des consommateurs. A ce titre, il représente aussi une partie du nouveau commerce, tel qu’il prendra forme dans les années à venir. Et le nouvel engouement pour les campagnes, suscité par les vagues de confinement de 2020, va accentuer le besoin de commerces ruraux dans les années à venir.
Pas étonnant donc que le succès de la consommation locale soit au rendez-vous. Après 2 ans d’exploitation, le premier magasin de Bavois a montré sa viabilité, 2 autres magasins ont déjà ouvert, et un quatrième ouvrira avant fin 2020. De nombreuses autres communes Suisses souhaitent aussi amener sur leur territoire, ce concept facilitant la vie des locaux, néo ruraux ou campagnards. Le début d’une longue aventure.
Nicolas Inglard est correspondant à l’étranger pour l’Académie des sciences commerciales en Suisse. Il est directeur d’imadeo à Genève – cabinet de conseil et d’études pour le commerce.