Résumé de la conférence inaugurale du Professeur Alain Bloch à l’Académie des Sciences Commerciales
Dans sa conférence inaugurale à l’Académie des Sciences Commerciales, le Professeur Alain Bloch, nouvellement élu, a développé la thèse selon laquelle la négociation devait être aujourd’hui considérée comme un mécanisme civilisationnel essentiel.
Du « prendre » au « vendre », puis à « l’entreprendre »
S’appuyant, dès son introduction, sur la formule de François Rachline selon laquelle, dans l’histoire de l’humanité, « le vendre a succédé au prendre », il a cherché à démontrer comment la négociation représente bien plus qu’une simple compétence commerciale : elle est un mécanisme essentiel qui non seulement transforme les rapports de force en rapports d’échange mais est devenue un des fondements de l’entrepreneuriat moderne, lui-même au cœur des transformations du monde.
Alain Bloch propose ainsi un prolongement original de la formule de Rachline : « si le vendre succède au prendre, il précède l’entreprendre », établissant ainsi une chaîne évolutive des modes d’organisation économique. Cette perspective révèle comment nous sommes passés d’une économie médiévale du butin, fondée sur l’appropriation par la force, à une économie moderne basée sur l’échange consenti, puis à une économie entrepreneuriale créatrice de valeur.
L’entrepreneur comme négociateur universel
Premier temps de sa démonstration, analysant les travaux de René Girard et Albert Hirschman, Alain Bloch a d’abord mis en évidence comment la négociation constitue une innovation sociale majeure en instituant effectivement un dispositif de canalisation des rivalités permettant de substituer à la confrontation violente une compétition régulée. Le fameux « doux commerce », selon l’expression de Montesquieu, pacifie les relations en remplaçant la conflictualité par l’interdépendance calculée.
Cette vision est confortée par les recherches empiriques contemporaines, notamment celles de Steven Pinker sur le déclin historique de la violence, qui montrent, en dépit d’une actualité souvent guerrière, une corrélation entre l’intensification des échanges commerciaux et la pacification des relations internationales.
Deuxième temps de sa démonstration, Alain Bloch a souligné combien l’affirmation selon laquelle « négocier est la première compétence des entrepreneurs » n’est pas une hyperbole, mais bien une constatation empirique robuste. De fait l’entrepreneur doit constamment négocier avec investisseurs, fournisseurs, clients, employés et autorités, et les travaux de Saras Sarasvathy sur l’effectuation révèlent comment les entrepreneurs à succès construisent opportunités et objectifs à travers des négociations successives avec les parties prenantes.
De plus cette négociation entrepreneuriale a ses caractéristiques propres, comme, par exemple, celle de ne pas se limiter à répartir une valeur existante, mais à en créer de nouvelles, ainsi que l’ont illustré David Lax et James Sebenius. Cette capacité à identifier des synergies et à adopter une approche intégrative constitue par surcroit, le plus souvent, un avantage compétitif déterminant.
Les entrepreneurs comme agents de transformation sociale
Mais les entrepreneurs ne se contentent pas d’être des « négociateurs universels » : Alain Bloch a ensuite insisté sur le rôle fondamental des entrepreneurs dans la transformation sociale. Reprenant la formule de William Bygrave, « les entrepreneurs changent le monde », il a démontré comment cette fonction transformatrice repose précisément sur leur capacité à négocier avec l’ensemble des parties prenantes de leur écosystème.
Les travaux de Stevenson et Jarillo sur l’entrepreneuriat comme « poursuite d’opportunités au-delà des ressources contrôlées » illustrent parfaitement cette dimension : c’est par la négociation que l’entrepreneur mobilise des ressources qu’il ne possède pas pour réaliser sa vision, reconfigurer les relations sociales existantes et contribuer à l’émergence de nouveaux paradigmes.
L’actualité récente offre des illustrations frappantes du rôle central de la négociation pour les entrepreneurs lorsqu’ils vont jusqu’à descendre dans l’arène politique. Ainsi le cas de Donald Trump, avec son approche transactionnelle des relations internationales, et celui d’Elon Musk, dont la capacité de négociation s’étend désormais à la sphère publique, témoignent de l’émergence d’un nouveau modèle, certes controversé et contesté, mais bien réel au sein de la première économie du monde, où le pouvoir de négociation économique se convertit en capital politique.
De l’art à la science de la négociation : vers une société de « l’ordre négocié » ?
Or simultanément la négociation a évolué vers un statut véritablement scientifique et les contributions théoriques récentes montrent une évolution de la négociation de l’art individuel vers une science codifiable. Les travaux de Kahneman et Tversky sur les biais cognitifs, ceux de Jeanne Brett sur les négociations interculturelles, et les recherches expérimentales de Thompson et Leonardelli ont ainsi permis, parmi d’autres, d’identifier des principes universellement applicables.
Cette scientifisation renforce pour Alain Bloch la position de la négociation comme compétence civilisationnelle. En effet contrairement à un art lié au talent individuel, une compétence scientifiquement fondée peut être enseignée et institutionnalisée, devenant une véritable technologie sociale capable d’améliorer la gestion des interdépendances et des conflits.
Face aux mutations contemporaines – numérique, intelligence artificielle, complexification des enjeux – la négociation évolue dans le même mouvement vers de nouvelles formes. Du coup le concept « d’ordre négocié » d’Anselm Strauss offre selon Alain Bloch un cadre théorique fécond pour comprendre comment l’ordre social est de plus en plus continuellement produit par des processus de négociation entre acteurs interdépendants.
Cette évolution s’observe dans l’entreprise, où les entrepreneurs ont substitué aux modèles hiérarchiques des formes d’organisation plus participatives ; dans les relations internationales, où la gouvernance des enjeux globaux repose sur des réseaux complexes d’acteurs ; et jusque dans la sphère publique, où les politiques sont de plus en plus co-construites.
Une « compétence civilisationnelle »
En conclusion, le Professeur Bloch affirme que la négociation constitue chaque jour davantage une véritable compétence civilisationnelle, indispensable pour naviguer dans un monde caractérisé par l’interdépendance croissante des acteurs et la complexification des enjeux. Les travaux d’Amartya Sen sur la « justice comme équité » et ceux de Jürgen Habermas sur « l’agir communicationnel » placent d’ailleurs la négociation au cœur du processus démocratique et de la construction d’une rationalité collective.
Face aux défis sans précédent de notre époque – changement climatique, transitions technologiques, reconfigurations géopolitiques – la capacité à négocier des solutions mutuellement acceptables apparaît plus cruciale que jamais. L’Académie des Sciences Commerciales, par son engagement à élucider les mécanismes fondamentaux de l’échange, a pour le conférencier un rôle majeur à jouer dans l’approfondissement de cette science de la négociation, dont les entrepreneurs sont les praticiens d’excellence.