Les sacralités contemporaines dans la consommation

La fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle ont marqué la perte de puissance et la faillite des grands récits idéologiques, mythiques et religieux qui ne rentraient plus en résonance avec les aspirations profondes de citoyens désorientés par un monde aux frontières sans cesse déplacées et reconfigurées. L’effondrement des grandes religions monothéistes a été le point de départ d’une dissémination et d’une propagation de pratiques spirituelles et mystico-ésotériques qui ont recoupé des problématiques individuelles ou collectives plus concrètes et instrumentales, ce qui a fait dire à Umberto Eco (1985, p. 129) : « La crise de la fréquentation des sacrements n’a jamais signifié la crise de sens du sacré. »

Sacré et consommation : le consommateur eco-responsable

Dans le monde de la consommation, les croyances et les valeurs – qui culminent dans une forme d’injonction sacrée – déterminent en grande partie les décisions d’achat de consommateurs. Le marketing et la publicité qui sont au service des plus grandes entreprises du secteur marchand (produits, bien et services) se sont vite saisis de l’élan spiritualo-mystique d’un grand nombre d’acheteurs potentiels en leur proposant des gammes faisant écho à leurs préoccupations et en développant des stratégies de communication publicitaire subtiles et symboliques comme le remarquaient déjà Claude Rivière et Albert Piette en 1990 (p. 10) : « Sans cesse refabriqués et remis au goût du jour, les mythes passent par le filtre des groupes de pression, publicitaires par exemple, et de nos interprétations personnelles à tendance syncrétique et sacralisante, dans un monde où l’individu sélectionne des bribes d’information. »

Dans le cadre somme toute singulier de la consommation, la sacralité est revenue au premier plan il y a déjà quelques années pour des clients désireux de consommer des produits en accord avec leurs convictions profondes, avec leurs aspirations sincères à la transformation d’eux-mêmes et du monde. Si pour le philosophe et sociologue Gilles Lipovetsky (2006, p. 93), le nouvel Évangile de la consommation pouvait se résumer il y a quelques années par « achetez, jouissez, c’est la loi et les prophètes », le bonheur humain authentique se pense plus en 2024 en harmonie avec les êtres humains et avec la terre, dans une logique de partage des ressources qui constituent un bien commun de l’humanité (même si cette approche est principalement présente en Europe).

Ces profils de consommateurs que l’on a qualifiés d’écoresponsables, on un attachement profond aux gammes de produits qui participent et/ou contribuent à la sauvegarde de la planète Terre tout autant qu’ils permettent à ces mêmes consommateurs de se réaliser et de s’accomplir à travers des actes d’achat ciblés : « C’est dans ce contexte que ce profil de consommateur recherche moins la possession des choses pour lui-même que la multiplication des expériences ».

Les expériences de consommation (alimentaires notamment, mais aussi de soins du corps et d’entretien de la maison) sont de plus en plus corrélées aux valeurs et aux convictions tenaces des acheteurs qui modifient considérablement leurs habitudes d’achat pour être plus solidaires, plus responsables et plus en phase avec la nature qu’il s’agit de préserver et de sauvegarder.

Ainsi, les clients de marques à forte valeur ajoutée symbolique et spirituelle, telles qu’Aveda, Weleda, L’Occitane en Provence, Buddha-Bar ou Nature & Découvertes, revoient à la baisse leur consommation de viande, consomment des légumes et des fruits cultivés à proximité, accordent une grande importance à la permaculture et s’imposent une réorientation de leurs pratiques de consommation en réduisant leurs besoins. En un mot, ils s’engagent dans une démarche de type mystico-ésotérique : « Au moment même où l’ascèse, en tant que pratique spirituelle un peu masochiste ou autopunitive s’estompe, voici qu’elle refait surface dans notre culture en tant que voie privilégiée de libération personnelle et collective vis-à-vis d’un système économique pouvant être perçu comme aliénant et destructeur pour nos écosystèmes naturels ».

Ce mouvement semble naître comme solution de remplacement à la dépendance qui caractérise une économie de désir. En effet, cette ascèse, aussi étonnant que cela puisse paraître, n’est pas seulement une action positive pour la sauvegarde de la création, mais aussi, et peut- être surtout, une voie d’épanouissement parce qu’elle correspond aux besoins authentiques de consommateurs qui souhaitent bien plus se situer dans une dynamique d’être que d’avoir » (Vaillancourt 2009, p. 173), le souhait de passer de «l’authentok à l’authentique ».
Les propos de Marie Laure Gavard Perret qui, dès 2000, avait donné sa vision : « Le marketing doit prendre en compte ces préoccupations nouvelles des individus, plus tournés vers l’exploration intérieure qu’extérieure, vers l’esprit que la matérialité, vers la connaissance que la possession (…). Cette quête de soi est devenue une caractéristique marquante de l’époque ».

Si les consommateurs s’inscrivant dans cette perspective pratiquent une forme d’ascèse, il ne s’agit pas seulement d’une privation de nourriture destinée à éprouver le corps pour mieux affermir l’âme et/ou la foi, il s’agit plutôt de consommer autrement, de façon plus raisonnée, respectueuse de l’environnement et plus susceptible de conduire l’homme sur le chemin de l’accomplissement personnel. Comme l’écrit Benoît Heilbrunn (2005a, p. 28) : « Le changement radical qu’opère la société de consommation est justement de donner à ce qui n’était qu’un moyen le statut de finalité ». La consommation renvoie alors à un ensemble de pratiques identitaires par lesquelles les individus structurent leur identité sociale par d’incessants mécanismes d’échange. » La consommation devient dès lors une activité centrale dans l’existence des individus, « du fait qu’elle nécessite de leur part du temps, de l’énergie physique et psychique et de l’implication émotionnelle ».

(Dalle.E novembre 2024)

Les marques en quête de sacré

Le rapport des consommateurs avec leurs marques favorites relève d’une relation de nature privilégiée, fusionnelle, intime, en un mot spirituelle. Les clients témoignent ainsi aux produits de la marque en question une dévotion et une adoration identiques à celles dont font montre les fidèles dans le cadre d’une religion. Pour le sociologue Jean Baudrillard, la société de consommation « sacralise » l’objet en y associant une promesse – somme toute factice ou à tout le moins largement exagérée – de bonheur.

« C’est une pensée magique qui régit la consommation, c’est une mentalité miraculeuse qui régit la vie quotidienne, c’est une mentalité de primitif, au sens où on l’a définie comme fondée sur la croyance en la toute-puissance des pensées : ici, c’est la croyance en la toute-puissance des signes » (Baudrillard 1970, p. 26-27). Comme nous l’évoquions précédemment, moins que le bonheur, c’est finalement l’accomplissement personnel que visent les consommateurs à travers leurs actes d’achat, une autoréalisation dont les biens, produits et services (nouveaux objets du culte et marqueurs incontestables de sacralité) sont tout à la fois les adjuvants et les complices.

Comme l’écrit Régis Debray dans son ouvrage Allons aux faits. Croyances historiques, réalités religieuses (2016), le sacré est incontestablement convoqué et utilisé « à toutes les sauces » dans bien des domaines comme, la politique, le marketing et la consommation : « N’est légitime et valorisant, chez nos officiels, que la langue des valeurs, cet édulcorant “citoyen” qui est au sacré civique ce que Walt Disney est à Sophocle, le Nutella à la crème anglaise ou le McDo au resto. (Debray 2016).

Qu’on parle de monstre sacré au cinéma ou qu’on sacralise une marque et ses produits, il s’agit d’un seul et même processus d’extension et de transposition du domaine du sacré au domaine profane, à savoir celui du commerce, de la consommation. Poussant plus loin son analyse, Régis Debray donne à voir l’ambivalence constitutive du sacré, son pouvoir de délimitation par rapport à la sphère profane, son caractère hybride et duel qui est, comme le disait Rudolf Otto « fascinans et tremendum ».

Les objets de notre quotidien technologique et ultraconnecté – ceux-là mêmes qui font l’objet de stratégies marketing de valorisation et d’une riche exposition médiatique – deviennent à la fois des mécaniques désirantes et des reliques sacrées.

De nos jours, si les marques suscitent dans le monde une ferveur et une passion similaires à celle des religions, c’est en grande partie parce qu’elles permettent aux consommateurs de participer et d’accompagner un processus de réenchantement du quotidien à la faveur d’expériences de consommation extraordinaires. Le marketing dit « expérientiel » est supposé répondre aux désirs existentiels du consommateur actuel, « la consommation provoquant des sensations et des émotions qui, loin de répondre seulement à des besoins, vont jusqu’à toucher à la quête identitaire du consommateur » (Carù et Cova 2006, p. 100). C’est un processus de sacralisation du profane – en l’occurrence les produits, les biens et les services mis à disposition des acheteurs par les entreprises du secteur marchand – qui se joue ici dans l’expérience de consommation et qui lui donne une incontestable valeur ajoutée symbolique et sacrée. Le simple bien, produit ou service consommable est transformé jusqu’à lui donner une dimension sacrée. « Le réenchantement du quotidien ne passerait pas uniquement par une succession de micro-plaisirs, de micro-gâteries que procurerait l’expérience de consommation, il consisterait plus fondamentalement en des tentatives d’immersion du consommateur dans des expériences lui permettant d’explorer de nouveaux sens à donner à sa vie » (Carù et Cova 2006, p. 101).

(Dalle.E novembre 2024)

Reliques postmodernes, les marques sont aujourd’hui devenues des indices et des icônes d’une sacralité contemporaine qui ne prendrait pas un dieu pour objet mais un inventeur souvent élevé au rang de démiurge, adulé, perçu à la fois comme un héros et comme un héraut de la nouvelle technologie. On se souvient que Steve Jobs était fréquemment considéré comme un messie, remplacé désormais par Elon Musk.

L’anthropologue Georges Dumézil, auteur de Mythe et épopée, avait structuré la société moderne autour de trois figures symboliques : le prêtre, le guerrier et l’agriculteur, trois figures qui coïncident aujourd’hui étonnamment avec la trifonctionnalité des marques d’hier et d’aujourd’hui.

En définitive, les marques ne sont pas uniquement des systèmes de communication, mais aussi et surtout des systèmes de « transmission culturelle et idéologique ». Les marques ne sont pas là uniquement pour nous vendre des produits, mais aussi pour nous faire adhérer à de nouvelles valeurs, à une nouvelle mentalité, à de nouvelles croyances. Incontestablement, la variable qui influencera le plus les marchés demain sera la variable environnementales. Les nouveaux piliers de la Terre seront avant tout des piliers verts symbolisant une nouvelle sacralité.

« Certes, la modernité a, inéluctablement, conduit à la sécularisation, à la démythologisation et, donc, à la perte du sacré. Mais pour ceux étant attentifs à la vérité ombragée propre à l’espèce humaine, il est indéniable que l’on assiste à une étonnante renaissance sacrale». (Mafessoli 2020, p. 20)

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